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P. JANET. — le spinozisme en france

ni l’action, ni la gloire. Pauvre et souffrant, sa vie a été l’attente et la méditation de la mort. Il a vécu dans un coin de La Haye, gagnant le peu de pain et de lait dont il avait besoin pour se soutenir, répudié des hommes de sa communion, suspect à tous les autres, détesté de tous les clergés de l’Europe, n’échappant aux persécutions et aux outrages qu’en cachant sa vie, humble et silencieuse, d’une douceur et d’une patience à toute épreuve, passant dans ce monde sans vouloir s’y arrêter, ne songeant à y faire aucun effet, à n’y laisser aucune trace. Spinoza est un mouni indien, un soufi persan, un moine enthousiaste ; l’auteur auquel ressemble le plus ce prétendu athée est l’auteur inconnu de l’Imitation de Jésus-Christ. » Sans doute, il y aurait aujourd’hui quelques restrictions à apporter à ce rapprochement. Mais, à ceux qui confondaient Spinoza avec Épicure il était nécessaire d’opposer les traits de sa philosophie et de sa personne, qui le rattachent à la tradition mystique des grands contemplatifs.

M. V. Cousin s’était contenté de marquer le trait général de la philosophie de Spinoza. C’est à un de ses disciples, le plus illustre de tous, Th. Jouffroy, qu’il appartient d’avoir le premier, dans une chaire publique, à la Sorbonne, donné une exposition fidèle, impartiale, d’un ton haut et noble, de la métaphysique de l’Ethique[1]. Pour comprendre le mérite de cette exposition, il faut se rappeler que, depuis deux siècles, tout le monde parlait de Spinoza sans l’avoir lu ; que les plus sincères le déclaraient incompréhensible et indéchilfrable. Jouffroy avait apporté dans cette étude son besoin de clarté, et, au moins pour la partie métaphysique, sinon pour la partie morale, il avait mis en pleine lumière les principes les plus abstraits de Spinoza.

Cependant ce n’était encore qu’une esquisse : l’honneur d’une explication vraiment complète, en même temps que d’une interprétation littérale exacte et précise, appartient à Émile Saisset, l’auteur de la traduction française des Œuvres de Spinoza[2], Outre le mérite de la traduction, qui mettait Spinoza entre les mains de tout le monde, Émile Saisset avait eu encore celui de résumer dans une Introduction, faite de main de maître, non plus seulement les prin-

  1. Th. Joufiroy, Cours de droit naturel, VIe leçon, t. VII.
  2. La première édition en deux volumes est de 1842. Il y a eu une seconde édition, plus complète, en 1860, comprenant la traduction du Tractatus politicus. En outre, Em. Saisset publia à part son introduction, très développée et formant (un véritable ouvrage (in-8o, Paris, 1860). Il y a une seconde traduction des œuvres de Spinoza, postérieure à celle de Saisset, par M. Prat, avocat, celle-ci faite au point de vue exclusivement spinoziste.