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aux deux conditions principales des démonstrations géométriques, « la clarté des idées et la précision du signes. » Il conclut cette discussion en disant : « Prévenu pour tous les préjugés de l’école, il ne se faisait que des notions vagues, dont il se contentait toujours ; s’il connaissait l’art d’arranger les mots et les propositions à la manière des géomètres, il ne connaissait pas celui de se faire des idées comme eux. Une chose me persuade qu’il a pu être lui-même la dupe de ses propres raisonnements : c’est l’art avec lequel il les a tissus[1]. » L’opinion de Condillac sur Spinoza est celle de toute son école. Aussi, dans les écrits de Cabanis, de Destutt de Tracy, de Laromiguière, on ne trouve pas même le nom de Spinoza prononcé une seul fois[2].

En résumé, ni au xviie ni au xviiie siècle, du moins en France, Spinoza ne fut guère lu ni compris. Il n’eut que quelques adhérents obscurs, dont les ouvrages même étaient ignorés. C’est à notre siècle, et dans ce siècle à Victor Cousin, et à son école, que revient l’honneur d’avoir rétabli la signification de la doctrine de Spinoza, de lavoir fait connaître, et enfin de lui avoir restitué sa place dans histoire de la philosophie.

C’est V. Cousin qui le premier a introduit en France le point de vue que Herder, Gœthe, Schleiermacher, Novalis avaient défendu en Allemagne à la fin du dernier siècle ou au début de celui-ci, peut-être avec quelque exagération, mais certainement aussi avec un grand fond de vérité ; c’est-à-dire que le panthéisme n’est pas l’athéisme. « Bien loin d’accuser Spinoza d’athéisme, disait Cousin : dans le cours de 1829[3], il faudrait plutôt lui adresser le reproche contraire. » Il associait Spinoza et Malebranche, et disait de celui-ci qu’cilétait un Spinoza chrétien ». Dans un chapitre de ses Fragments philosophiques, il développe la même idée avec une grande éloquence. « Chez lui, dit-il[4], Dieu, l’être en soi, l’éternel, l’infini, écrase trop le fini, le relatif, l’humanité. Spinoza a tellement le sentiment de Dieu qu’il y perd le sentiment de l’homme. L’Ethique, tout hérissée qu’elle est de formules géométriques, est au fond un hymne mystique, un élan et un soupir de l’âme vers Celui qui peut dire légitimement : Je suis Celui qui suis… Adorant l’Eternel, sans cesse en face de l’infini, il a dédaigné ce monde qui passe ; il n’a connu ni le plaisir,

  1. Traité des systèmes, ch. X.
  2. De Gérando, dans son Histoire comparée des systèmes de philosophie, consacre huit pages au système de Spinoza (tom. II, p. 62-10).
  3. XIe leçon, t. II : Philosophie moderne, 1re partie.
  4. Philosophie moderne, 1re partie.