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« Que servirait-il, poursuit l’auteur, de diminuer la force des raisons qu’on nous oppose ? Ne travaillons-nous pas pour la vérité ? J’ai donc poussé le raisonnement de Spinosa aussi loin que j’ai pu le porter. Je n’ai point négligé d’orner ses pensées au delà de ce qu’il a fait lui-même… J’ai poussé la sincérité jusqu’à soutenir les sophismes évidents de son livre par les moyens les plus plausibles que j’ai pu découvrir dans la logique naturelle… J’ai cette confiance intime qu’il est impossible que la bonne cause soit abandonnée. »

Boulainvilliers croit donc avoir non seulement éclairé, mais fortifié et rendu plus spécieuse la doctrine de Spinoza, et c’est certainement ce qu’il a voulu faire. De fait, il est douteux qu’il y ait réussi. Il a plutôt affaibli Spinoza qu’il ne l’a soutenu. Son exposition diffuse est loin d’avoir la force saisissante de Spinoza lui-même. Sans doute, la forme artificielle de celui-ci en rend la lecture pénible et obscure ; mais, lorsqu’il veut bien s’affranchir lui-même du joug de la méthode géométrique, ses scholies et ses appendices ont une ampleur et une grandeur qui ont tout à fait disparu dans la paraphrase de Boulainvilliers. L’ouvrage de celui-ci n’en est pas moins à signaler comme l’une des premières apparitions du spinozisme en France et en Europe.

Cependant Boulainvilliers n’était encore qu’un spinoziste timide et déguisé. Il n’en est pas de même de l’abbé Sabatier de Castres), compilateur vulgaire et sans portée, mais qui le premier osa ouvertement se déclarer l’apologiste[1] de Spinoza. Celui-ci n’invoque plus Spinoza pour favoriser l’athéisme et l’incrédulité, mais au contraire pour les combattre. Ainsi que Schleiermacher, il le considère comme le plus saint et le plus religieux des hommes ; et il lui adresse une apostrophe enthousiaste, qui rappelle encore celle de Schleiermacher[2] : « Ô le plus mal jugé des sages, s’écrie-t-il, modeste et vertueux Spinoza, pardonne-moi d’avoir partagé l’erreur générale sur tes écrits avant de t’avoir lu, et reçois aujourd’hui le tribut de reconnaissance que je te dois ! Si dans un siècle de corruption et de délire, dans la métropole des talents et des voluptés, sous la chaire même des corrupteurs et des sophistes, je suis resté ferme dans la foi de mes pères, c’est à toi que j’en ai l’obligation ! » Spinoza, il faut l’avouer, n’avait guère prévu ce singulier effet de ses doctrines et ne s’était pas douté qu’il pût un jour servir à retenir nos

  1. Dans son Apologie de Spinosa et du spinosisme contre les athées, les incrédules, etc. (Paris, 1766).
  2. On connaît l’invocation de Schleiermacher, qui commence en ces termes : « Sacrifiez avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint et méconnu Spinoza !… »