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P. JANET. — le spinozisme en france

nature, c’est-à-dire « ce grand Tout qui résulte de l’assemblage de différentes matières, de leurs différentes combinaisons et des différents mouvements que nous voyons dans l’univers[1]. » Une telle conception des principes suprêmes n’a évidemment aucune analogie avec le Dieu de Spinoza, c’est-à-dire avec « un être absolument infini, constitué par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »

Cependant il y eut des spinozistes en France au xviiie siècle, et qui méritent d’être mentionnés ici. Le premier en date est le comte de Boulainvilliers (1658-1722), dont l’ouvrage sur Spinoza n’a été publié qu’après sa mort (1731). Boulainvilliers est connu, parmi les publicistes du xviiie siècle, comme un des ardents défenseurs du régime aristocratique. Il soutenait que « le régime féodal était le chef-d’œuvre de l’esprit humain ». Aussi aventureux et excentrique en métaphysique qu’en politique, il avait pris goût pour la philosophie de Spinoza, et selon la méthode hypocrite du xviiie siècle, méthode imposée par l’intolérance du temps, il écrivit, sous le titre de Réfutation de Spinosa[2], une analyse évidemment très favorable des doctrines de l’Éthique, analyse à laquelle il a joint quelques extraits de Lami et de Fénelon.

Le véritable dessein de Boulainvilliers est manifestement dévoilé dans la préface de son livre. « Le grand loisir et le séjour de la campagne, nous dit-il, m’ayant invité à lire tout l’ouvrage (l’Éthique), il me parut d’une telle conséquence que dans l’espoir de combattre moi-même quelque jour le plus dangereux livre qui ait été écrit contre la religion, ou du moins dans l’espérance d’engager un plus habile métaphysicien que moi à le réfuter, j’ai entrepris de le dépouiller de cette sécheresse mathématique, qui en rend la lecture impraticable, même à la moitié des savants, afin que le système, rendu dans une langue commune et réduit à des expressions ordinaires, pût être en état d’exciter une indignation égale à la mienne, et procurer, par ce moyen, de véritables ennemis à de si pernicieux principes. »

Il n’est pas difficile de deviner le sens de cette tactique, qui consiste à traduire Spinoza en langage vulgaire, pour « exciter l’indignation » contre lui et « lui procurer des ennemis ». La suite rend le dessein encore plus clair.

  1. Système de la nature, ch. I.
  2. Voici le titre complet de ce livre assez rare : Réfutation des erreurs de Spinosa par M. de Fénelon, archevêque de Cambray, par le P. Lami, bénédictin, et par M. le comte de Boulainvilliers, avec la vie de Spinosa écrite par M. Jean Colerus. (Bruxelles, 1731.)