Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/124

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
revue philosophique

ne pas effaroucher les hommes. » II exprimait la même pensée dans ces vers charmants si souvent cités.

Alors un petit Juif au long nez, au teint blême,
Pauvre, mais-satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
Caché sous le manteau de Descartes son maître,
Marchant à pas comptés, s’approcha du grand être :
Pardonnez-moi, dit-il en lui parlant tout bas,
Mais je pense, entre nous, que vous n’existez pas[1].

C’est à peu près dans le même sens que le cardinal de Polignac, dans son Anti-Lucrèce, et le cardinal de Bernis, dans son Discours sur la poésie, entendaient le système de Spinoza[2].

On s’attendrait à ce que Diderot, si admiré par Gœthe, et le précurseur de la philosophie de la nature, dans l’Allemagne moderne, aurait mieux compris, ou du moins mieux lu un penseur avec lequel il avait tant d’affinités de doctrine. Mais il n’en est rien. L’article Spinoza de l’Encyclopédie, qui est de lui, n’est guère autre chose que la reproduction presque textuelle de l’article de Bayle, y compris la polémique de celui-ci : car l’Encyclopédie ne pouvait administrer à ses lecteurs le poison de Spinoza sans y ajouter aussitôt le contrepoison. Si l’on consulte les œuvres de Diderot et ses propres doctrines philosophiques, on n’y trouve aucune trace non seulement de l’influence, mais de la lecture même de Spinoza ; sans doute on a eu raison de dire que Diderot est plutôt un panthéiste qu’un athée ; et par là il se rapprocherait de Spinoza ; mais son panthéisme diffère de celui de Spinoza, comme la philosophie du xviiie siècle diffère de celle du xviie. La philosophie du xviie siècle, sous l’influence de Descartes et de ses grandes découvertes mathématiques, est essentiellement métaphysique et idéaliste. La philosophie du xviiie siècle, sous l’influence de Voltaire et du progrès des sciences physiques et, naturelles, est essentiellement naturaliste. L’originalité de Diderot, parmi les athées de son temps, a été de prêter comme Leibniz, et plus tard Schelling, de la vie à la nature et une force active à la matière ; et par là encore il se distingue de Spinoza. Quant aux grandes théories idéalistes de celui-ci, Diderot ne les a pas connues, et il les eût vraisemblablement dédaignées. À plus forte raison en est-il ainsi de d’Holbach, qui, comme penseur, est fort au-dessus de Diderot et dont le Système de la nature (1770), œuvre déclamatoire et médiocre, n’est que l’apologie de l’athéisme le plus vulgaire ; pour lui, il n’y a d’autre être que la

  1. Poésies philosophique : Les systèmes.
  2. Anti-Lucrèce, t. III, vers 805. (Voir Nourrisson.)