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P. JANET. — le spinozisme en france

Lignac. « Spinoza, dit celui-ci, n’était point un athée, comme on le croit communément, mais un spiritualiste outré. Il ne reconnaissait que Dieu. Le monde, les créatures matérielles étaient pour lui les songes de la divinité[1]. » Mais, à l’époque où l’abbé de Lignac écrivait ces paroles, le spinozisme avait déjà eu en France des partisans et des imitateurs.

Malgré ces protestations de quelques esprits distingués, on continua à se faire de Spinoza une idée fantastique et en quelque sorte diabolique l’accusation de spinozisme devint synonyme de celle d’athéisme[2]. Le témoignage le plus curieux de cette sorte d’exécration et d’horreur dont Spinoza fut l’objet est une diatribe des plus violentes que nous trouvons dans un sermon de Massillon.

Ce qu’il avait voulu démontrer dans le premier chapitre de son livre, c’est que la morale a des lois absolues, éternelles, qui président aux choses mêmes ; or rien n’est plus opposé aux maximes de Spinoza.

Les incrédules du xviiie siècle ne paraissent pas avoir mieux connu ni compris Spinoza que les croyants du xviie siècle. Ils l’interprètent d’après les idées leur temps. C’est toujours le Dictionnaire de Bayle qui est la source principale. Voltaire déclarait absurde comme celui-ci, « de faire Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, battant et battu[3]. » Mais il soutenait que Spinoza n’est pas aussi dangereux qu’on le croit : « Vous êtes très confus, Baruch Spinoza, disait-il ; mais êtes-vous aussi dangereux qu’on le dit ? Je soutiens que non ; et ma raison, c’est que vous êtes confus, que vous avez écrit en mauvais latin, et qu’il n’y a pas dix personnes en Europe qui vous lisent d’un bout à l’autre. » Il ne voyait en lui, comme Bayle, qu’un athée. « Le fait est, disait-il, que Spinoza ne connaît point du tout de Dieu, et qu’il ne s’est servi de ce mot sacré que pour

  1. Voir Témoignage du sens intime (3 vol. in-12. Auxerre, 1760), 2e partie, chap. viii.
  2. C’est ainsi que Montesquieu lui-même fut accusé de spinozisme par les Jésuites de Trévoux, pour avoir dit que « les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de ta nature des choses. Montesquieu répond à cette accusation dans la Défense de l’esprit des lois : « Le critique a ouï dire que Spinoza admettait un principe aveugle et nécessaire qui gouvernait l’univers. It ne lui en faut pas davantage dès qu’il trouvera le mot nécessaire, ce sera du spinosisme. L’auteur a dit que les lois étaient un rapports nécessaire voilà donc du spinosisme paru que voilà du nécessaire… Mais on l’a si peu entendu que l’on a pris pour des opinions de Spinoza, les objections qu’il a faites contre le spinosisme. » Montesquieu avait raison.
  3. Voltaire, Le philosophe ignorant, XXIV.