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création continue ne peut être confondue avec un système où il n’y a « ni création ni créatures ». La création continue n’implique pas la négation des substances contingentes ; au contraire, elle en suppose l’existence ; « elle suppose leur création, dont elle soutient la continuité. » Il ajoutait, contre le savant anglais, que « la création continue ne détruit pas l’activité des créatures », qu’il « n’est personne qui nie que l’esprit soit actif », que « l’on ne prouve pas d’ailleurs que les corps soient actifs » ; que, lors même que les corps seraient inactifs, ou n’aurait pas prouvé que « la création de ces corps serait une œuvre inutile », que « lors même que la négation de l’activité des corps réduirait toute la nature à l’être spirituel, il n’en résulterait aucun péril pour la religion[1]. »

La précision même et la rigueur de cette discussion, menée par un mathématicien, qui, pour la première fois, entre dans le détail des conceptions spinozistes et en détermine le vrai sens, rend difficile une analyse exacte et complète. Disons seulement que le point le plus délicat de cette discussion porte sur la notion d’étendue. Mairan soutient que l’étendue intelligible de Malebranche n’a rien qui la distingue de l’étendue, attribut divin, telle que la conçoit Spinoza. Si l’on place en Dieu l’étendue, même intelligible, on en fait la substance du monde corporel. Malebranche, de son côté, essaye de distinguer l’étendue intelligible de l’étendue réelle et corporelle. Ce qu’il place en Dieu, c’est « l’idée » de l’étendue, « l’archétype » de l’étendue ; mais il en distingue l’étendue réelle, corporelle, celle qui appartient aux choses créées. Mais Mairan ne se rend pas à cette distinction. Il maintient de son côté que l’étendue, attribut divin, n’est également, chez Spinoza, que l’idée et l’archétype de l’étendue, et que, hors de cette idée, il ne peut y avoir que des modes, que le corps, par conséquent, pour Malebranche comme pour Spinoza, sont des modes de Dieu. Malebranche, poussé à bout, semble n’avoir d’autre issue que la foi. « L’âme, dit-il, ne se connaît nullement… Etant finie, elle peut encore moins connaître les attributs de l’infini. Comment donc faire sur tout cela des démonstrations ? Pour moi, je ne bâtis que sur les dogmes de la foi. »

Mairan est le premier philosophe en France qui paraisse avoir pénétré dans le vrai sens de Spinoza, et avoir distingué sa doctrine de celle des « athées de système » avec lesquels on le confondait. Un autre philosophe distingué du même siècle, mais beaucoup plus tard, en 1760, a également vu cette différence. C’est l’abbé de

  1. Voir la lettre entière dans les Fragments philosophiques de V. Cousin.