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P. JANET. — le spinozisme en france

à désavouer sa parenté avec Spinoza, et cela par un jeune homme encore inconnu, mais qui devait être l’un des savants les plus notables du xviiie siècle, Dortous de Mairan. Cette lutte entre le mathématicien et le philosophe, l’un avec toutes les ardeurs de la jeunesse, l’autre avec ia mauvaise humeur de la vieillesse, l’un soutenant une cause solide avec une logique souple et toute fraîche, l’autre se défendant maladroitement et péniblement dans une cause difficile, c’est là un spectacle du plus vif intérêt, et cette correspondance, restée inconnue jusqu’à nos jours, est un des monuments les plus curieux de la philosophie française.

Ce n’est pas seulement dans la philosophie de Malebranche que l’on entrevoyait dès cette époque des germes de Spinoza ; de bonne heure avant Leibniz, on vit que la philosophie de Descartes lui-même pouvait conduire au spinozisme. Quelques-uns même en avaient tiré ces conséquences avant Spinoza. C’est ainsi que M. Cousin, dans ses Fragments philosophiques : Rapports du cartésianisme et du spiritualisme, nous fait connaître un certain M. de La Clausure, ami de Mlle de Sablé et membre de sa Société, qui, dès 1673, par conséquent avant l’Éthique (1677), tirait des principes de Descartes des conséquences panthéistes[1]. « S’il répugne, disait ce philosophe, s’il répugne qu’il y ait du vide au dedans ou au dehors du monde, il a dû toujours répugner qu’il y en ait eu ; ainsi le monde ou le plein a dû toujours être et n’aura pas été créé dans le temps, comme on le croit. Le monde sera donc nécessaire, et, comme il est déjà immense, il sera encore éternel ; en un mot, le monde sera Dieu. »

La doctrine du plein ou de l’infinité du monde n’était pas la seule doctrine cartésienne d’où l’on pouvait tirer le spinozisme : il y en avait une autre, qui à la vérité n’appartenait pas plus à Descartes qu’à la scolastique, mais que Descartes et ses disciples s’étaient appropriée et avaient popularisée : la doctrine de la création continue. Victor Cousin a encore publié une discussion manuscrite intéressante sar ce point, dont nous ne savons pas exactement la date, mais qui doit être de la fin du xviie siècle. Un docteur de l’Université d’Oxford, dont le nom est resté inconnu, avait écrit à l’un de ses amis de France pour lui faire voir que la doctrine de la création continue conduit nécessairement au spinozisme. Cet ami montra sa lettre à un certain abbé Gaultier, zélé janséniste et cartésien, très vraisemblablement attaché aux idées de Malebranche. Il essaie de repousser la conséquence que l’on veut établir. Suivant lui, la doctrine de la

  1. Voir Cousin, Fragments philosophiques. (Philosophie moderne, 1re partie, 5e édition, p. 259, Rapports du Cartésianisme et du Spinosisme.)