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P. JANET. — le spinozisme en france

ait lu Spinoza ailleurs que dans Bayle ou dans la réfutation du P. Lamy : aussi ne l’a-t-il point compris, Sa réfutation porte donc à faux, parce qu’il conteste un système qui n’est pas celui de Spinoza. Il confond l’unité absolue de la substance avec l’unité collective d’une masse. « Peut-être, dit-il, cette multitude d’êtres, dont l’assemblage porte le nom d’univers, est-elle une masse infinie qui dans son tout renferme des perfections infinies. » Partant de cette idée, il croit que l’on peut dire du tout ce qu’on dit des parties. « Le tout est changeant, dit-il, si toutes les parties prises séparément sont changeantes. Un assemblage des parties ne peut être cette unité souveraine et infinie dont j’ai l’idée. Aucun composé ne peut être infini. » Et ce qui prouve combien Fénelon a peu compris Spinoza, c’est que la doctrine qu’il lui oppose ressemble beaucoup plus à celle de Spinoza que celle qu’il combat, de sorte qu’il semble le réinventer en le réfutant. « Ô unité infinie, dit-il, qui surpasse toutes les multitudes ! Ô unité, qui êtes tout et devant qui tous les nombres accumulés ne seront jamais rien, je vous revois, et vous me remplissez. » Et ailleurs : « Quand je dis de l’Être infini qu’il est l’Être simplement, sans rien ajouter, j’ai tout dit. La différence, c’est de n’en avoir point. Dieu est donc l’Être. L’Être est son nom essentiel, glorieux, ineffable, inouï à la multitude… Dieu n’est pas plus esprit que corps ni corps qu’esprit. Il n’est ni l’un ni l’autre. Celui qui est esprit n’est qu’esprit. Celui qui est est tout être. » De telles{propositions sont certainement beaucoup plus près du sens de Spinoza que la doctrine du grand Tout que Fénelon réfute et qui serait plutôt celle d’un d’Holbach et d’un Diderot.

Ainsi quelques-uns de ceux qui combattaient le plus violemment Spinoza, un Fénelon, un Malebranche, en étaient précisément le plus près, l’un par ses attaches avec le quiétisme espagnol, l’autre par ses attaches avec le cartésianisme.

Nous voyons en effet l’un des adversaires de Malebranche, le P. Dutertre, dans sa Réfutation de P. Malebranche (1715)[1], signaler avec dignité dans ce philosophe les germes du spinozisme. Seulement, comme le P. Dutertre comprend Spinoza à la manière de Lamy et de Fénelon, il a soin de distinguer Malebranche et Spinoza au moment où il les rapproche ; mais, comme cette distinction repose sur une fausse interprétation, on peut dire qu’en réalité c’est le vrai spinosisme que Dutertre signale dans Malebranche, tout en évitant de le

  1. Voici le titre exact du livre : Réfutation d’un nouveau système de métaphysique proposé par le P. M. (Paris, 1715).