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du bruit de son nom. De plus, il y voyait une remarquable justification de sa thèse favorite que l’athéisme peut se concilier avec la plus sévère vertu. « Tous s’accordent, écrit-il ; à dire que Spinoza a été un homme honnête, officieux, fort réglé dans ses mœurs. Cela est étrange ; mais, au fond, il ne faut pas plus s’en étonner que de voir des gens qui vivent très mal, quoiqu’ils aient une pleine possession de l’Évangile. » Quant à la doctrine métaphysique, Bayle la combat très énergiquement, et il ne faut pas croire qu’il ne fût pas sincère en cela, car sa propre philosophie consistait à voir Les difficultés partout ; et il trouvait plus commode de ne rien affirmer. Il reproche à Spinoza ce qui est arrivé, dit-il, à tous ceux qui ont fait des systèmes d’impiété ; ils s’exposent à d’autres difficultés plus embarrassantes : « s’ils ne peuvent se soumettre à l’orthodoxie, s’ils aiment tant à disputer, il leur serait plus commode de ne point faire les dogmatiques. » Voilà bien Bayle : il aimait à disputer ; c’est pourquoi il lui paraissait beaucoup plus commode de ne point faire le dogmatique. Quant à la réfutation de Bayle, elle serait insuffisante de nos jours, où l’idée panthéistique a pris de si riches développements ; mais elle était savante et pénétrante, et touchait avec justesse à quelques-uns des points faibles du système. Il en signalait aussi, avec sa sagacité et son érudition habituelle, les origines dans la philosophie du moyen âge, David de Dinant, Amauri de Béne, Alexandre de Hales, etc. Il lui trouve aussi des antécédents dans les sectes musulmanes, indiennes et chinoises. Parmi les objections, celles qui ont eu le plus de succès sont celles qu’il tire des conséquences en apparence ridicules des systèmes mis en présence du sens commun. « Ainsi, disait-il, dans le système de Spinoza, ceux qui disent : Les Allemands ont tué dix mille Turcs, parlent mal et faussement, à moins qu’ils n’entendent : Dieu modifié en Allemand a tué Dieu modifié en dix mille Turcs… et encore : Dieu se hait lui-même, se demande des grâces à lui-même, se les refuse. Il se persécute ; il se tue ; il se mange ; il se calomnie ; il s’envoie sur l’échafaud. » Quoi qu’il en soit de la valeur de ces objections, l’article de Bayle n’en est pas moins la pièce la plus importante du xviie siècle sur le système de Spinoza, et il est bien probable que la plupart des philosophes français du siècle suivant n’ont connu Spinoza que par lui.

Fénelon semblait indiqué par son génie pour nous donner une exposition fidèle et une réfutation profonde de Spinoza. Doué lui-même au plus haut degré de la subtilité métaphysique et capable des pensées les plus sublimes et les plus téméraires, il paraissait fait pour comprendre la subtilité de Spinoza et pour apercevoir les endroits faibles de sa philosophie. Malheureusement il est douteux qu’il