Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
111
P. JANET. — le spinozisme en france

misérable Spinoza, dit-il, a jugé que la création était impossible ; et par là dans quel égarement n’est-il pas tombé… » et, comme pour se défendre contre la tentation, Malebranche ajoute presque aussitôt après : « Ô mon Jésus ! ne m’abandonnez jamais ! » Plus tard, en 1688, dans ses Entretiens sur la métaphysique, il s’exprime sur le système de Spinoza avec plus de détail, mais toujours avec le même emportement ; et nous voyons, par son témoignage, que les idées de Spinoza n’étaient pas sans avoir eu une certaine influence. « Notre nature est éternelle, dit Ariste (l’interlocuteur de Théodore, c’est-à-dire de Malebranche). Nous sommes une émanation nécessaire de la divinité. Nous en faisons partie… Ne croyez pas, ajouter Ariste, que je sois assez impie et insensé pour donner dans ces rêveries ; mais j’ai oui dire qu’il y a des esprits assez corrompus pour s’en laisser charmer. » Théodore répond : « Je croirais volontiers que ceux qui produisent de semblables chimères n’en sont guère persuadés… Quel monstre ! Quelle épouvantable et ridicule chimère !… S’il y a des gens capables de se forger un Dieu sur une idée aussi monstrueuse, ce sont des esprits nés pour chercher dans l’idée du cercle les propriétés du triangle. »

On voit qu’à cette époque, à la fin du xviie siècle, le nom de Spinoza était devenu une espèce d’épouvantail.

L’opinion commune se représentait ce système sous les apparences les plus odieuses et comme une œuvre en quelque sorte diabolique. L’un des témoignages les plus curieux de l’exécration et de l’horreur inspirées par Spinoza dans l’Église catholique est la diatribe éloquente et virulente à laquelle se livra, dans la chaire chrétienne elle-même, l’un des plus grands prédicateurs du temps, le doux Massillon. Pour s’expliquer un tel anathème, il fallait que le nom de Spinoza fût aussi répandu dans le monde que ses écrits peu connus. C’était te symbole et le résumé de toute l’incrédulité du temps, et ce nom paraissait d’autant plus séducteur qu’il était plus mystérieux. « Pourquoi croyez-vous, s’écria Massillon, que les prétendus incrédules souhaitent si fort de voir des impies véritables fermes, et intrépides dans l’impiété, qu’ils en cherchent, qu’ils en attirent même de pays étrangers, comme un Spinoza, si le fait est vrai qu’on l’appela en France pour le consulter et pour l’entendre… un Spinoza, ce monstre qui, après avoir embrassé différentes religions, finit par n’en avoir aucune, n’était pas empressé de chercher quelque impie déclaré qui l’affermit dans le parti de l’irréligion et de l’athéisme ; il s’était formé à lui-même ce chaos impénétrable d’impiété, cet ouvrage de confusion et de ténèbres, où le seul désir de ne pas croire en Dieu peut soutenir l’ennui et le dégoût de ceux qui le lisent ; où,