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Ce qui prouve à quel point le nom de Spinoza avait fait du bruit, non seulement en Hollande, mais en France, après la publication du Tractatus theologico-politicus, c’est que deux ou trois ans après, en 1673, lors de l’expédition de Hollande, et après la prise d’Utrecht, le prince de Condé manifesta le désir de voir Spinoza[1]. Spinoza eut même beaucoup de peine à se décider à faire ce voyage. Ce furent ses amis qui le déterminèrent. Il passa plusieurs jours à Utrecht ; le prince de Condé ayant été appelé à Paris, il ne put le voir. Bayle affirme cependant qu’il l’a vu ; mais d’après Colérus, son biographe, qui tenait ce témoignage de la bouche même de l’hôte de Spinoza, van der Spick, Spinoza aurait dit lui-même en revenant d’Utrecht qu’il n’avait pas vu le prince. On regrette presque que cet entretien n’ait pas eu lieu ; mais le fait n’en est pas moins curieux, comme témoignant de la grande réputation de Spinoza.

En même temps, les plus savants théologiens du temps se préoccupaient de réfuter Spinoza ; entre autres, le savant évêque d’Avranches, Huet, préparait, disait-on, un livre contre lui. Spinoza en avait entendu parler et s’en informait auprès de ses correspondants de Paris. « Je vous prie, disait-il à un de ses amis en 1636, de vous informer si le traité de M. Huet, dont vous m’avez parlé a déjà vu le jour, et, si vous le pouvez, de m’en envoyer un exemplaire[2]. » Ce n’était pas précisément un livre contre Spinoza, mais une réfutation incidente, contenue dans d’autres traités, et dont Huet disait lui-même : « Quand je l’ai trouvé sur mon chemin, je ne l’ai pas épargné, ce sot et méchant homme, qui mériterait d’être chargé de chaines et battu de verges[3]. »

C’est surtout Spinoza métaphysicien dont nous voulons faire ici l’histoire, du moins en France. L’Ethique était parue en 1677. Le premier philosophe qui paraît en avoir été préoccupé (peut-être parce qu’il lui ressemblait le plus) est Malebranche ; car, dans un de ses ouvrages, publié en 1683 (Méditations métaphysiques et chrétiennes), il en fait mention et dans les termes les moins modérés : « Le

  1. Ce désir lui avait été suggéré, paraît-il, par un lieutenant-colonel d’un régiment de Suisse au service du roi de France, nommé Stoupe, qui cette année même écrivit un livre sur la Religion des Hollandais, où il reprocha aux ministres protestants de Hollande de n’avoir pas réfuté Spinoza, ce qui lui valut une réponse de Jacques Brom, ministre réformé, intitulée : La véritable religion des Hollandais (1673) Voir l’article de Bayle, note D.
  2. Ed. Bruder, lettre 72.
  3. Les ouvrages où Huet a réfuté Spinoza sont : le savant ouvrage Demonstratio evangelica (1619) et le De concordia rationis et fidei (1692). D’autres théologiens l’ont combattu : par exemple Richard Simon, suspect lui-même d’être un des inventeurs de l’exégèse rationaliste.