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l’obscurité et la confusion dans le point de vue objectif où s’était placé l’auteur. Celui-ci n’avait aucunement l’intention de communiquer au public des zoologistes des observations ou des faits scientifiques auparavant inconnus. Son dessein allait bien plus loin, était bien plus vaste. Il voulait coordonner une partie, et peut-être la plus intéressante, des matériaux de psychologie animale, les passer au crible et les réunir en un tableau d’ensemble destiné au grand public, tableau qui devait aussi bien amuser qu’instruire et éclairer.

Ce dernier but semblait d’autant plus nécessaire que précisément sur la vie psychique des animaux ont cours les idées les plus erronées et que, sur aucun point de la science populaire ou de la culture générale, la forêt des préjugés et de l’ignorance ne se dresse plus épaisse qu’ici. Avec cela le point de vue où se place l’auteur vis-à-vis de l’ancienne doctrine de l’instinct est si clair et si peu équivoque qu’il ne comprend en aucune façon comment M. Espinas peut appeler ce point de vue « obscur ». On ferait sans doute mieux de renoncer entièrement au mot « instinct », comme donnant lieu à des erreurs et à des malentendus sans nombre, Que si l’on tient à le garder, comme étant encore indispensable pour le moment, il ne peut être entendu que dans le sens d’habitudes, d’aptitudes ou de dispositions psychiques ou intellectuelles héréditaires. Ce qui ne peut être expliqué par là s’explique par l’imitation, l’exercice, l’éducation, la direction, l’habitude, l’organisation où par un développement des sens d’une finesse toute spéciale, notamment de l’odorat. Mais ce qui ne peut être expliqué même ainsi doit être mis sans hésiter sur le compte de la réflexion et de l’activité intellectuelle, activité dont on a des preuves si nombreuses et si convaincantes qu’il faut être tout simplement aveugle ou vouloir l’être, pour ne pas les reconnaître. Comment on peut appeler obscure ou confuse une théorie si simple et si claire, voilà ce qui est incompréhensible pour l’auteur. Encore moins peut-on ici parler de dogmatisme ou de préoccupation philosophique. Précisément le dogmatisme philosophique, qui a régné jusqu’ici dans la doctrine relative à l’âme de l’animal, voilà l’adversaire que l’auteur combat de toutes ses armes et cherche à repousser, en fournissant des explications naturelles pour un grand nombre de phénomènes qui jusqu’ici ne pouvaient être expliqués ( ?) ou à peu près qu’en admettant le principe tout à fait inconnu d’une action supérieure, comme par exemple les fameuses cellules que bâtissent les abeilles, et autres analogues. Mais mon livre a une portée philosophique bien plus grande encore et que M. Espinas ne semble pas avoir vue du tout : c’est l’appui qu’au point de vue de la psychologie des bêtes il peut prêter à la théorie moderne de l’évolution. Car autant on est disposé présentement à admettre cette doctrine pour les choses corporelles, autant on se refuse à la regarder comme valable pour les aptitudes intellectuelles (geistigen).

Or, si l’on peut prouver que la même succession et gradation de qualités intellectuelles, comme de développement corporel, va des animaux