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CH. LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

tenir son corps ou sa langue dans un état tranquille, et ne fasse sans cesse des efforts pour se mouvoir et pour crier ; aussi voit-on les uns sauter et bondir, comme portés par un secret plaisir à danser et à s’ébattre, tandis que les autres poussent toutes sortes de cris. Mais aucun animal n’a le sentiment de l’ordre ou du désordre dans les mouvements, et de ce que nous appelons rythme et harmonie, tandis que ces mêmes divinités qui président à nos fêtes nous ont donné la faculté de sentir le rythme et l’harmonie et d’en goûter le charme[1]. » Quoi de plus exact, quoi de plus pris dans la nature que cette page, si fraiche qu’on la dirait écrite d’hier ? Je propose à l’esthéticien français d’ajouter à son texte cette juste observation du philosophe grec.

J’oserai même lui proposer une seconde addition. Il a noté en termes d’une netteté et d’une force singulières le phénomène psychologique de l’effet du rythme sur la volonté. Les exemples qu’il en cite sont parfaitement choisis et frappants. Peut-être cependant, à cet endroit encore, le rythme est-il trop exclusivement présenté comme un stimulant physique. « Le rythme, nous dit-on, le rythme matérialisé dans le son, pénètre tous les membres et les secoue comme le fluide de Galvani agite les grenouilles. » Et quelques lignes plus loin : « Le tambour, le grand excitateur du courage, comme dit Shakespeare, instrument exclusivement rythmique, pousse le soldat en avant par le mouvement entraînant de la charge. » Voilà l’effet physique. Je l’admets. Est-il le seul ?

Tout bien pesé, il me semble que les rapports du rythme avec l’intelligence sont soumis à une double loi de proportion que j’écrirais ainsi : Plus le rythme est simple, plus il est près de se réduire au dessin de la mesure, moins il a besoin de l’intelligence pour être compris et senti ; en même temps, son action sur les nerfs et sur l’activité physique va croissant. Secondement, plus le rythme se diversifie, s’enrichit, se complique, plus aussi il réclame la participation de l’intelligence pour être saisi et goûté ; en même temps, son action sur les nerfs et l’énergie de sa poussée sur notre corps vont

  1. En me servant de la traduction de M. Victor Cousin (tome VII, page 73), je l’ai modifiée sur quelques points. J’ai cru devoir traduire littéralement ῥυθμός par rythme et non par mesure. Le mot mesure est trop général et ne rend pas avec précision le sens du mot grec. De même, je traduis τὴν ἔνρυθμόν τε καὶ ἐναρμόνιον αἴσθησιν, par la faculté de sentir le rythme et l’harmonie. Évidemment Platon pensait à la fois à la mesure et au rythme quand il écrivait ces mots : mais le rythme comprend la mesure autant qu’il y est compris, et c’est l’idée du rythme avec son, ordre un et divers, exprimé par le pluriel τάξεων, qui prédominait dans l’esprit de l’auteur des Lois. (Voir le texte de Teubner, revu par Hermann, tome V, page 37. Leipzig, 1852.)