Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
652
revue philosophique

Sans chercher le pourquoi caché derrière tout,
Simple artiste, je veux admirer sans connaître ;
Je veux qu’en mes yeux seuls se concentre mon être ;
…. Quel bonheur d’effleurer, de jouir sans descendre
Au fond de son plaisir ! Dans la création,
Qui sait si l’être heureux n’est pas le papillon,
Amant de la beauté sans la pouvoir comprendre !

Le poète ne doit-il pas aimer ses vers comme le papillon aime la beauté ? Les œuvres trop conscientes semblent aussi voulues, et les vers de M. Guyau, qui ne sont nullement voulus, en prennent un peu l’air, à cause de ce bout de théorie qui les précède. C’est là une petite trahison de l’esprit critique, qui s’est revanché du poète, et la seule d’ailleurs qu’on puisse relever dans tout le volume.

Cette préface attire et invite trop à la discussion. Avant de passer au livre, on demanderait volontiers à l’auteur ce qu’il entend par cette « valeur et cette dignité que la poésie doit conserver en présence de la science ». Faut-il pour cela que le vers n’exprime plus que des idées, comme fait la science, et que l’idéal du poète soit l’honnête maxime personnelle de Boileau :

Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

Soit, pour les bons vers ; mais n’y a-t-il pas de très beaux vers qui ne disent rien ? Le privilège de la poésie n’est-il pas de pouvoir être à certains moments une pure musique et son rôle de mettre l’âme, comme fait la musique, dans un certain état bien plutôt que de lui imposer une série déterminée d’idées ? Mais attendons les éclaircissements promis.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, toute théorie à part, les vers de M. Guyau sont précisément de la vraie poésie, parce qu’ils nous provoquent, sans tyrannie et par un charme insensible, à un état philosophique, sans jamais nous imposer la moindre doctrine et sans nous faire la moindre leçon. Ils ne sont pas non plus, ce qui était à craindre, le tour de force de rimer les quatre causes ou les antinomies, comme l’abbé Delille rimait le café ou le jeu d’échecs. Ils sont largement inspirés par cet éclectisme clairvoyant et généreux, que M. Fouilléea enseigné dans ses livres et plus encore dans ses leçons, et qui se sert plutôt en philosophie des procédés de l’art que de ceux de la science, à savoir : qu’il faut aimer la pensée d’autrui pour la comprendre, qu’il faut ressentir en face des systèmes une émotion esthétique, qu’il faut juger même de leur vérité par leur beauté, et les adopter pour ainsi dire avec son cœur pendant le temps qu’on les étudie, comme le poète ouvre son âme à ces voix de l’humanité et de la nature, qui ne sont pas siennes, mais qu’il fait siennes pendant tout le temps qu’elles chantent en lui.

C’est cette estime et cet amour des autres systèmes qui, Chez M. Guyau, nous semblent être la source de la poésie. En philosophie, il