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ANALYSES. — GUYAU. Vers d’un philosophe.

poète, chassait les poètes de sa république, c’est qu’il n’avait pas envie d’y rester et qu’il n’avait pas trouvé d’autre moyen décent d’en sortir.

On connaît cette ligne qui échappa toute rythmée à Sainte-Beuve, dans un article de revue, et que Musset lui renvoya en deux vers :

Il existe en un mot chez les trois quarts des hommes
Un poète mort jeune à qui l’homme survit.

C’est le sentiment de M. Guyau, à condition toutefois que le poète ne mourra pas jeune, et qu’il doublera et exprimera l’homme, s’il se peut, toute la vie. On dirait même que M. Guyau a pris la précaution de faire naitre en lui le poète un peu plus tard que l’homme pour être bien sûr qu’il ne mourra pas plus tôt. Il a commencé en effet par les études sévères ; il a eu l’âge de la philosophie avant l’âge de la poésie ; il a connu prématurément cette sérénité intellectuelle, qui suit d’ordinaire les troubles de l’âme, et qui, chez lui, les a précédés. Il a été, très jeune, ce savant qu’il nous peint :

Le savant, lui, n’a point de ces troubles ; tranquille,
Ignorant le pouvoir du vers, ce grand charmeur,
Il règne en souverain sur son esprit docile.
{{{1}}}Il est maître en son cœur.

Mais cette impassibilité n’est plus : la pièce se termine par une indication très discrète, presque une allusion mythique, qui nous révèle la cause du changement. C’est la cause éternelle. Les poètes ne chantent pas que l’amour : mais, quoi qu’ils chantent, il n’y a, s’il faut les en croire, que l’amour qui les fasse chanter :

Serais-je donc moins libre avec toi, Poésie,
Si je m’abandonnais sur ton sein, sans retour ?
Une chose ressemble à ta douce harmonie :
{{{1}}}Je crois que c’est l’amour.

Nous voici incontestablement en pleine poésie, et bien loin du subjectif et de l’objectif. C’est la pièce la plus personnelle et la plus intime du volume : c’en est la vraie préface harmonieuse et du même ordre. Pourquoi n’y a : t-il pas que cette préface-là ? Et pourquoi vient-elle, par un arrangement fâcheux, après deux pages de prose d’un ton très théorique et qui, à notre avis, sont un vestibule par trop didactique à ce petit temple de poésie ? Je veux bien que cette préface en prose annonce un ouvrage sur « les rapports de la poésie avec la philosophie et avec la science » et promet que la question traitée par M. Guyau avec sa double compétence ne manquera pas de puissance et d’originalité. Mais peut-être vaut-il mieux ne pas expliquer ses propres vers au lecteur, puisque le poète doit le plus souvent ne pas pouvoir se les expliquer à lui-même. M. Guyau a bien compris ce bonheur poétique qui consiste à ne pas comprendre :