Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/606

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
602
revue philosophique

compare, les sépare, les dissocie. Découvrant entre eux des ressemblances ou des identités partielles, il établit toutes sortes de rapprochements qui sont la matière des jugements. Ici, il règne sans partage : ou, s’il obéit à une loi, c’est seulement à la loi essentielle de toute pensée, le principe de contradiction. Il ne relève plus, du moins directement, de l’expérience : il travaille pour son propre compte, sur des données qui sont bien à lui. Voilà le domaine propre de la logique formelle. La vraie logique ne commence que quand l’esprit s’est entièrement affranchi de la réalité sensible, de même qu’il n’y a de vraie morale, suivant Kant, que quand tous les motifs empiriques ont été écartés.

Si les données de la logique sont des concepts correspondant à la réalité, il n’y a pas à craindre que l’esprit, en les rapprochant d’après la loi d’identité, se mette en opposition avec les faits : car la nature apparemment obéit à cette loi, comme l’esprit lui-même. On peut bien concevoir que les opérations par lesquelles la pensée se représente le monde ne correspondent pas trait pour trait aux combinaisons réelles qui se font, pas plus que les éléments dont elle se sert ne sont les copies des phénomènes. Les philosophes qui ont le moins séparé l’esprit et les choses, la pensée et le monde, Descartes et Spinoza, ne vont pas jusqu’à prétendre que notre science soit toujours exactement conforme à la logique de la nature. Descartes, faute de connaître l’ordre réel des choses, nous recommande « de supposer de l’ordre entre les objets qui ne se précèdent point naturellement[1] » ; pourvu que la déduction soit rigoureuse, la science ne perdra rien de sa valeur. Spinoza répète bien à plusieurs reprises que « l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses[2] » ; mais notre science peut atteindre la vérité sans correspondre exactement à l’ordre des choses : « Par exemple, pour concevoir la formation d’un globe, je conçois à mon gré une cause quelconque, savoir un demi-cercle tournant autour de son centre et engendrant ainsi un globe ; sans aucun doute, c’est là une idée vraie, et, quoique nous sachions que dans la nature aucun globe n’a été produit de cette façon, cependant cette perception est vraie, et nous avons conçu une manière très facile de former un globe[3]. »

Quoi qu’il en soit, il est certain que cette opération réussit en logique comme en mathématiques, au moins avec une approximation suffisante. Il n’y a pas d’exemple de déduction régulièrement faite à l’aide de prémisses vraies qui se soit trouvée démentie par l’expé-

  1. Méth. II.
  2. Eth., p. 7, partie II.
  3. De emendatione intellectus, trad. Saisset, p. 396.