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renoncera désormais aux ascensions, mais celle-ci il doit l’accomplir. Ce sera sa dernière ! Et, faisant enfin un suprême effort, il s’arrache aux délices du canapé, se dresse, rejoint son compagnon et arrive au sommet — inutile de dire dans quel état.

Qui ne distinguera ici l’effort moral de l’effort musculaire ? La décision que mon ami jugeait si difficile à prendre avait pour effet d’obtenir son consentement à l’exécution de mouvements qu’il savait devoir lui être pénibles. Cette décision prise, il lui restait ensuite à vouloir chacun des pas qu’il avait à faire, D’ailleurs entre se décider à lancer, par exemple, une pierre au delà d’une rivière, et mesurer intérieurement l’effort nécessaire pour atteindre ce résultat, il y a une différence. Le trait suivant le prouve. J’ai fait autrefois des expériences sur la fatigue, expériences dont les résultats sont consignés dans mon Étude psychophysique. Voici en quoi elles consistaient, On priait un sujet de bonne volonté de déformer avec les mains plusieurs fois de suite un ressort, un dynamomètre, par exemple, en faisant chaque fois le plus grand effort possible. Naturellement, l’épuisement causé par cet exercice faisait que la déformation était de moins en moins considérable, et les chiffres amenés, de plus en plus petits, Cependant cette décroissance théorique était loin de se réaliser toujours dans la pratique, et l’on obtenait des séries d’une physionomie accidentée, comme la suivante :

72, 77, 77, 57, 67, 56, 53, 60, 58, 55, 51, 52, 50, 45, 43.

Or l’expérimentateur avait l’intention de faire toujours le même effort de volonté ; aussi était-il surpris quand, venant d’amener le nombre 77, il s’apercevait qu’il était tombé à 57. Il y avait donc contradiction entre le sentiment de l’effort en tant que voulu et celui de l’effort en tant qu’ayant abouti. M. James me soutiendra qu’une partie de l’effort, voulu s’est répartie sur d’autres muscles que les mains. C’est possible, et je veux bien y souscrire. Mais cela ne détruit en aucune façon l’importance du fait psychologique de la coexistence de deux sentiments d’effort dissemblables.

Maintenant que le sens musculaire, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, ne nous révèle pas l’existence de forces extérieures, j’y consens bien, à condition que l’on ajoute l’adverbe directement. La connaissance du monde extérieur est en effet un produit du raisonnement et non de l’intuition. De ce qu’il y a des sensations qui nous viennent malgré nous, ou que d’autres nous fuient quand nous voudrions les avoir, tandis qu’il en est que nous pouvons éprouver quand nous le voulons, nous concluons rigoureusement qu’il y a quelque chose en dehors de nous qui peut agir sur notre sensibilité comme nous le faisons nous-mêmes. Restreinte dans ces limites, l’anthropomorphisation est non seulement naturelle, mais légitime et nécessaire. Et légitime aussi par conséquent est la distinction faite depuis longtemps par les philosophes entre les qualités premières et les qualités secondes des corps,