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J. DELBŒUF. — le sentiment de l’effort

Darwin a exprimé déjà dans son Origine des espèces[1] : « Comment un nerf peut-il devenir sensible à la lumière… plusieurs faits me disposent à croire que les nerfs sensibles au contact peuvent devenir sensibles à la lumière et de même à ces vibrations moins subtiles qui produisent le son. »

Ainsi donc, nous sommes avertis de tout mouvement corporel par la sensibilité en général, et spécialement par la sensibilité tactile que le mouvement affecte à la façon d’un stimulant extérieur.

Il nous reste à voir comment nous sommes avertis de notre effort. Nous venons de voir que le sentiment de l’effort en tant qu’ayant abouti est externe et afférent. Mais celui de l’effort en tant que voulu est interne. Ce dernier sentiment est-il d’une nature purement morale, comme le prétend M. James ? Je me permets d’en douter et crains une confusion.

Un de mes intimes amis, grand amateur, dans sa jeunesse, d’excursions et d’ascensions alpestres, s’était marié, et les charmes de la vie de ménage ainsi que les soins d’une double paternité lui avaient fait oublier son goût pour les voyages et, ajoutons ce détail, lui avaient donné un peu de ventre. Un jour cependant, une occasion le tente, et le voilà encore une fois parti pour la Suisse en compagnie d’un ami beaucoup plus jeune.

En deux jours ils étaient à Ilanz. Pour se mettre en haleine, ils songèrent à faire l’ascension du pic Mondaun, pie qui n’est pas beaucoup plus pénible à gravir que le Righi. Et vers midi, par un beau et chaud soleil, voilà mon ami qui se met allègrement en route, flanqué de son camarade et d’un guide. Mais cette belle ardeur du début ne dura pas. Au bout d’une heure de montée, il était haletant ; au bout de la deuxième heure, il réclamait une halte. Au bout de la troisième heure, il était à bout de forces, et c’est avec un bonheur indicible qu’arrivé à la maison du peintre Caderaz, située à une lieue du sommet, il s’étendit sur un canapé et s’administra maints bons verres de vin. Il s’agissait pourtant de se remettre en route ; le temps pressait et le guide insistait. Mais le canapé offrait tant de charme et la fatigue était si grande. Alors mon ami, se tournant vers son compagnon, l’engagea à partir sans lui : « Pars, toi, lui dit-il d’un air découragé ; tu es jeune et robuste. Moi, j’ai trop présumé de mes forces. Je ne suis plus bon désormais qu’à arpenter les plaines, Je suis bien ici, j’y reste. Tu me reprendras à la descente. » À ce discours pathétique, on répondit par des exhortations et des encouragements qui restèrent inutiles. Le guide et le jeune homme reprirent leur bâton et continuèrent la montée. L’autre les regardait, par la fenêtre, s’élever sur les flancs de la montagne. Mais, à mesure qu’il les voyait s’éloigner, le dépit le saisissait. Sera-t-il dit que lui, autrefois si vaillant, si infatigable, renoncera à gravir encore quelques centaines de mètres ? Non, il ne sera pas lèche à ce point ; il

  1. Chap. VI, 5.