Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/527

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
523
J. DELBŒUF. — le sentiment de l’effort

Pour M. James, nous venons de le voir, il n’existe pas un « sentiment de la force » qui seul nous instruirait de la réalité du monde extérieur, Nos sens nous révèlent cette réalité sous la forme de certaines qualités auxquelles nous n’hésitons pas à accorder l’épithète de subjectives. Or le sens musculaire nous révèle la dureté et la pression et rien au delà ; et ces qualités sont, elles aussi, parfaitement subjectives.

Il est impossible de se montrer ici plus idéaliste que ne le fait M. James. Entre sa thèse et celle de Fichte, qui prétendait que le non-moi est une création du moi, il n’y a qu’un pas et bien petit. En pure logique, l’idéalisme n’est pas réfutable, parce qu’il ne renferme aucune contradiction intime ; mais en pratique il est insoutenable. Je sais pertinemment, dans le moment actuel, que ce M. James, à qui j’adresse des objections, appartient au monde extérieur et n’est nullement une création de mon esprit.

Tenons-nous-en donc là, et tâchons de savoir à quelles conditions nous avons connaissance de l’existence des choses qui sont en dehors de nous. Or aucun de nos sens ne peut nous donner celle connaissance. Un œil fixe et grand ouvert aura beau philosopher à perte de vue sur les images qui apparaîtront et disparaîtront sans fin dans son champ visuel, rien ne pourra lui donner le moindre indice de l’extériorité de la cause de ces images. Les organes de l’ouïe, de l’odorat, du goût, du toucher seraient tout à fait dans le même cas. D’où en effet leur viendrait l’idée d’une distinction entre l’extérieur et l’intérieur ? Sur quelle opposition se fonderait-elle ?

Mais la question est toute résolue sitôt que nous accordons à l’être sensible sa faculté de se donner des sensations à lui-même en sachant qu’il se les donne, parce que, dès qu’une fois il possède cette faculté, il est à même d’attribuer à une cause étrangère les impressions qu’il sait n’avoir pas faites ou ne pouvoir faire sur lui. L’enfant arrive sans peine à distinguer ses propres cris des voix étrangères et à se dire qu’il doit y avoir en dehors de lui des êtres capables de se faire entendre comme lui. Or que faut-il pour qu’un être puisse se donner des sensations à lui-même ? Il lui suffit d’être doué de motilité. C’est le nom que, dans ma Théorie de la sensibilité, j’ai donné à la faculté de se mouvoir en sachant qu’on se meut. En effet, l’animal, en se mouvant, modifie les rapports qu’il a avec le monde extérieur et les impressions qu’il en reçoit, et il apprend bientôt qu’il lui suffit de se déplacer d’une certaine façon pour se rendre les impressions primitives. En mettant la main devant mes yeux, je substitue son image à celle des objets qu’elle cache. Si je fais un demi-tour sur moi-même, autre devient mon horizon. Voilà tous changements dont je puis savoir que je suis la cause. Mais, de plus, je m’aperçois facilement qu’il y a des sensations que je suis toujours maitre de me donner, par exemple, la vue de ma main, mais qu’il en est d’autres que je ne suis pas libre de me procurer ou d’éviter. J’arrive ainsi à distinguer le moi du non-moi, et j’appelle