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J. DELBŒUF. — le sentiment de l’effort

entre la croyance et la volition. Je la crois plus ingénieuse et plus spécieuse qu’exacte. Beaucoup seront d’avis qu’il tombe ici en plein dans l’idéalisme de Berkeley, bien qu’il ait soin d’ajouter que le sentiment de la réalité doit être postulé comme un acte psychique ultime.

Sans contredit, en restant dans un certain ordre d’idées, l’effort volitionnel peut nous aider à accomplir le bien qui nous déplait, à fuir le mal qui nous attire, et venir ainsi contrecarrer les inclinations qui nous sollicitent, Mais, s’agit-il de croyances, l’intervention de la volonté ne peut les modifier : nous ne sommes pas libres de voir le bien là où notre conscience nous dit que se trouve le mal. La réalisation du bien ou du mal est en notre pouvoir, mais la définition de la réalité est en dehors de nous et au-dessus de nous. On peut être déterministe en fait de croyances et admettre néanmoins le libre arbitre. Je dirai plus. À mon sens, c’est dans la réunion de ces deux thèses que l’esprit humain, étant donné l’état actuel de ses connaissances, peut trouver la paix, si toutefois il est fait pour la trouver.

Nie-t-on le libre arbitre, il n’y a plus de bien ni de mal, plus de vérité ni d’erreur, partant plus de science ; tout ce qui est fait et tout ce qui est pensé est indifféremment légitime ; l’opinion qui se pose comme le champion de la liberté vaut tout autant que celle qui la combat.

Et, à ce sujet, qu’on me permette une courte excursion sur le terrain de la logique.

Dans ma Logique algorithmique[1], j’ai appelé récurrents les jugements qui peuvent être à eux-mêmes leur propre objet. En voici un exemple : Il n’y a pas de règle sans exception. Parmi les jugements récurrents, quelques-uns peuvent être vrais, d’autres ne veulent rien dire, d’autres enfin sont nécessairement faux. L’exemple choisi appartient à cette dernière espèce. Il est évident que cette maxime est elle-même une règle, et qu’à ce titre elle devrait être sujette à exception. Or la proposition que l’esprit n’est pas libre, forme elle aussi un juge” ment récurrent nécessairement faux. Car, lorsque l’esprit affirme le contraire, il n’est encore en cela que l’écho de la fatalité.

Le fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps qu’il nie la liberté. C’est pour le fataliste que la croyance et la volition sont des phénomènes identiques, à savoir des actes d’adhésion à l’idée momentanément la plus puissante. Or M. James penche pour la liberté ; il est donc en contradiction avec lui-même.

Tout autre est la position de celui qui, distinguant le domaine de l’intelligence de celui de la volition, croit au libre arbitre et lui reconnaît la faculté de se prononcer pour le bien ou pour le mal, mais qui, d’un autre côté, pense que toute croyance est le résultat de la victoire momentanée ou définitive de l’idée, devenue objet de la croyance, sur les idées contraires. Cette thèse est elle aussi un jugement récurrent, et, conformément à son énoncé, comme elle est elle-même une croyance,

  1. Revue philosophique, décembre 1876.