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profits à accomplir par l’action de l’État est bien plus forte dans ces deux pays qu’en Angleterre.

Avec la décadence de la fidélité politique et celle de la foi à la vertu des gouvernants marche aussi celle du patriotisme, sous sa forme primitive. L’ambition de combattre « pour le roi et la patrie » n’occupe aujourd’hui qu’une petite place dans l’esprit des hommes ; s’il est encore parmi nous une majorité dont le sentiment s’exprime bien par l’exclamation : « le pays quand même ! » il en est beaucoup qui veulent le bien de l’humanité en général, jusqu’à y subordonner leur désir du prestige national, et à ne pas admettre le sacrifice du premier au second. L’esprit de critique, qui mène souvent les Anglais à faire des comparaisons défavorables entre eux et les nations continentales, les porte plus que jamais à se reprocher leurs mauvais procédés envers d’autres peuples. Les protestations nombreuses qu’a soulevées la conduite du gouvernement à l’égard des Afghans, des Zoulous et des Boers, montrent l’intensité du sentiment que les chauvins appellent antipatriotique.

L’adaptation du caractère de l’individu aux besoins sociaux, adaptation qui dans l’état militant porte l’homme à se glorifier de la guerre, à mépriser les occupations pacifiques, a produit en partie chez les Anglais une disposition inverse des sentiments. Le métier militaire a cessé d’être très honoré, et les professions civiles le sont davantage. Durant quarante années de paix, le sentiment populaire en est venu à s’exprimer en-termes méprisants sur le métier militaire ; on pensait que les enrôlés volontaires, d’ordinaire les paresseux et les débauchés, avaient mis le sceau à leur déshonneur. De même en Amérique, avant la dernière guerre civile, les petits rassemblements et exercices militaires qui se faisaient de temps en temps étaient pour tous un objet de risée. En même temps, on a vu les travaux, ceux du corps comme ceux de l’esprit, utiles à leur auteur et à autrui, devenir non seulement honorables, mais en grande partie s’imposer. En Amérique, les commentaires malveillants auxquels est exposé l’homme qui ne fait rien, l’obligent presque à s’engager dans quelque occupation sérieuse, et en Angleterre le respect de la vie industrieuse est porté si haut qu’on voit des hommes de haut rang mettre leurs fils dans les affaires.

Tandis que la coopération obligatoire propre au militarisme proscrit ou décourage l’initiative individuelle, la coopération volontaire qui distingue l’industrialisme lui donne libre carrière et lui permet de grandir en laissant l’esprit d’entreprise produire ses avantages normaux. Les gens qui réussissent grâce à l’originalité de leurs idées et de leurs actes prospèrent et se multiplient bien plus que les autres,