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G. GUÉROULT. — du rôle du mouvement

rime qui, en poésie, joue le rôle des bâtons de mesure, échappe complètement à l’oreille dans l’exécution[1].

C’est dans l’association de la musique et de la poésie que se produit le plus nettement le phénomène d’interférence ; c’est comme si l’on voulait faire marcher ensemble deux pendules de longueur inégale. Les mouvements sont d’une nature trop semblable, et donnent lieu à de véritables dissonances rythmiques, comme les sons les plus rapprochés dans la gamme sont ceux qui forment les accords les plus durs, les plus désagréables. Dans la combinaison de la musique et de la mimique, au contraire, les deux éléments se complètent et se fortifient mutuellement, au point que leur union semble indissoluble. On peut se demander ici la raison d’un fait incontestable et, au premier abord, contradictoire avec notre théorie, mais qui s’explique par les propriétés caractéristiques de l’œil. La pantomime semble représenter, dans les manifestations esthétiques, le mouvement par excellence et cependant elle n’a jamais pu se passer du concours de l’un des arts qui relèvent de l’audition. Elle accompagne la parole, et, depuis le temps des Pylade et des Bathylle jusqu’à nos funambules modernes, quand la parole lui fait défaut, l’accompagnement de la musique lui est absolument nécessaire. On peut même ajouter que, malgré la réalité, l’objectivité du mouvement qui lui est propre la pantomime agit sur l’âme humaine, avec une énergie et à une profondeur très sensiblement moindres, que les chefs-d’œuvre immobiles de la peinture et de la sculpture.

Voici, suivant nous, l’explication de ces apparentes anomalies.

C’est par les mouvements de l’œil, avons-nous dit, que s’exerce l’intervention esthétique de la sensation visuelle. Quand l’objet regardé est immobile, l’œil en fait et en refait le tour à sa guise, sans éprouver la moindre entrave. Quand, au contraire, l’objet est lui-même en mouvement, le regard se trouve dans la position hésitante d’un chasseur qui tire une hirondelle au vol. Suivant que les déplacements ont lieu dans des directions identiques ou dans des directions contraires, les actions s’ajoutent ou se contrarient. De plus, dans la pantomime ou la danse, la figure générale de l’objet change à cha-

  1. On peut, à ce sujet, faire une remarque curieuse. C’est qu’à l’origine de l’Opéra, Lulli et Rameau prosodiaient infiniment mieux que leurs plus illustres successeurs. Le fait s’explique de lui-même. À peine sortie des limbes à cette époque, la musique devait nécessairement céder le pas et subir le joug de la poésie plus avancée qu’elle. À mesure qu’elle a fait des progrès, sous l’impulsion des compositeurs géants du dix-huitième siècle, elle a trouvé cette servitude trop lourde.

    L’asservissement de la musique à la poésie, telle que la proposent certains novateurs, est donc un pas en arrière, bien plutôt qu’un pas en avant.