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Naturellement, quand nous revenons aux nations civilisées pour y observer la forme de caractère individuel propre au type social industriel, nous nous heurtons à une difficulté : c’est que les traits personnels propres à l’industrialisme sont comme les traits sociaux, mêlés à ceux qui sont propres au militarisme. Il en est évidemment ainsi en Angleterre. Une nation qui se trouve engagée de temps en temps dans des guerres sérieuses, et qui ne cesse de soutenir de petites guerres contre des tribus sauvages, une nation où le pouvoir dans le Parlement et dans la presse appartient principalement à des hommes que leur éducation scolaire a façonnés à prendre Achille pour héros six jours de la semaine et à passer le septième à admirer le Christ, une nation où, dans les banquets officiels, on porte des toasts à l’armée et à la marine avant d’en porter aux corps législatifs, cette nation n’est pas tellement dégagée du militarisme qu’on puisse s’attendre à y reconnaître clairement soit les institutions soit le caractère personnel propres à l’industrialisme. Il s’en faut que les membres de cette nation soient au niveau des peuplades incivilisées, mais pacifiques, que nous avons citées, si on la compare avec

    privées et publiques, innombrables et immenses, de guerres offensives sanglantes, de perpétuelles vengeances de famille, de barons pillards et d’évêques batailleurs, de massacres politiques et religieux, de tortures et de bûchers, de crimes partout et toujours, les meurtres sur la personne des rois ou per leur ordre, jusqu’aux mensonges et aux chétifs larcins des esclaves et des serfs. La différence entre notre propre conduite dans le présent et celle de ces prétendus sauvages, nous laisse dans le doute sur la réponse à donner à la question. Lorsque, après avoir lu des rapports de police, des débats d’assises, des récits de banqueroutes frauduleuses, etc., qui s’étalent dans nos journaux à côté d’annonces de sermons et de comptes rendus de réunions religieuses, nous apprenons que les « aimables » Bodos et Dhimals, si honnêtes et si véridiques, n’ont pas de mot pour dire Dieu, l’âme, le ciel, l’enfer, encore qu’ils professent le culte des ancêtres et quelques croyances qui en dérivent, nous nous sentons incapables de reconnaître la relation qu’on prétend exister entre la moralité et la religion. Si nous comparons les récits des fraudes de banque, des tripotages de chemin de fer, de chicanes de turf, etc., chez des gens qui tiennent à ce que la Chambre des communes conserve son théisme immaculé, avec les descriptions qu’on nous fait des « séduisants » Lepchas, si merveilleusement honnêtes, mais qui ne professent aucune religion, tout en reconnaissant l’existence de bons et de mauvais esprits, et en montrant quelques égards aux derniers seulement, nous ne découvrons pas comment nous arriverions à accepter le dogme que nos théologiens trouvent d’une vérité si évidente. Nous ne le trouvons pas plus facile à accepter quand nous voyons le consciencieux Santal qui donne à manger à un étranger sans songer à tirer de lui de l’argent, et que l’on fâche si l’on insiste pour lui en faire prendre, mais qui « n’a aucune idée d’un Dieu suprême et bon ». Il est difficile d’admettre qu’une bonne conduite dépende d’une conviction théologique, quand on lit que les Veddhas, « presque dépourvus de sentiment religieux quelconque, » qui n’ont aucune idée « d’un Être suprême », ne laissent pas de trouver inconcevable qu’on puisse « prendre ce qui ne vous appartient pas, se quereller avec son compatriote, ou dire, ce qui n’est pas vrai. » Quand nous trouvons que, parmi les élus des élus qui professent notre