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HERBERT SPENCER. — la société industrielle

l’individualité des citoyens, elle les protège mieux contre l’agression. Au lieu d’un régime sous lequel les individus redressent les torts dont ils ont été victimes en leur particulier, en recourant à la force du mieux qu’ils peuvent, ou en achetant l’intervention du souverain, général ou local, un autre régime s’est établi, sous lequel on n’a pas besoin de s’occuper autant à se protéger soi-même ; mais la principale fonction du pouvoir gouvernemental et de ses agents est d’administrer la justice. De toute manière, donc, nous voyons qu’avec la décroissance relative du militarisme et l’accroissement relatif de l’industrialisme, il y a eu un changement allant d’un ordre social où les individus existent au profit de l’État, à un ordre social où l’État existe au profit des individus.

Si, au lieu d’opposer l’ensemble des sociétés primitives européennes à l’ensemble des sociétés européennes d’aujourd’hui, nous opposons celle où le développement industriel s’est trouvé moins empêché par le militarisme à celle où ce développement a été plus retardé par cette cause, nous apercevons des résultats analogues. Entre notre propre société et les sociétés du continent, la France par exemple, il s’est établi peu à peu des différences qu’on peut citer comme exemple. Après que les Normands vainqueurs se furent répandus sur toute l’Angleterre, la subordination des chefs locaux au chef général y fut plus étroite que partout ailleurs, et comme conséquence les dissensions intestines ne furent pas à beaucoup près aussi fréquentes. « Il y eut très peu de guerres privées en Angleterre, » nous dit Hallam, à cette époque. Encore que de temps en temps il éclatât des rébellions, dont la plus dangereuse eut lieu sous le règne d’Etienne, et que les nobles se livrassent parfois bataille, il est certain que durant cent cinquante ans environ, jusqu’à l’époque de Jean sans Terre, l’assujettissement du pays y fit régner un ordre relatif. Il faut en outre remarquer que les guerres générales qui éclataient se passaient d’ordinaire au dehors ; les descentes sur les côtes de la Grande-Bretagne furent rares et peu dangereuses, et les luttes contre les Gallois, l’Écosse et l’Irlande n’amenèrent qu’un petit nombre d’irruptions sur le sol anglais. Par conséquent, la guerre mettait un faible obstacle à la vie industrielle et au développement des formes sociales qui lui sont propres. Pendant ce temps, la condition de la France était tout autre. Durant cette période et longtemps après, outre les guerres contre les Anglais, qui sévissaient sur le sol français, et les guerres contre d’autres pays, il y eut toujours quelque guerre locale. Du xe au xive siècle, il y eut guerre perpétuelle entre suzerains et vassaux, comme aussi de vassaux à vassaux. Ce ne fut guère qu’au milieu du xive siècle que