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lante de chaque société n’existait pas pour elle-même, mais pour la partie combattante, Quand le militarisme florissait et que l’industrialisme était encore au berceau, le règne de la force supérieure, que les sociétés faisaient peser les unes sur les autres sans relâche, pesait aussi à l’intérieur de chaque société. Depuis les esclaves et les serfs, en passant par les vassaux de différents grades jusqu’aux ducs et aux rois, il existait une subordination forcée qui enfermait l’individualité de chacun dans d’étroites limites. En même temps que le pouvoir gouvernant de chaque groupe pour attaquer l’étranger ou lui résister, sacrifiait les droits personnels de ses membres, il s’acquittait assez mal de la fonction de les défendre les uns contre les autres : les membres de chaque société avaient à se défendre eux-mêmes. À ces caractères des sociétés européennes du moyen âge, comparons les caractères des mêmes sociétés dans les temps modernes : nous y trouvons les différences essentielles suivantes. D’abord, quand il se fut formé des nations couvrant de vastes territoires, les guerres intestines perpétuelles prirent fin, et, quoique les guerres y éclatassent de temps en temps et y prissent de grandes proportions, elles furent moins fréquentes et ne furent plus l’affaire de tous les hommes libres. Ensuite, il se développa dans chaque pays une population relativement énorme, qui s’occupa de production et de distribution à son propre profit ; en sorte que, tandis qu’autrefois la partie travaillante existait au profit de la partie combattante, aujourd’hui la partie combattante existe surtout au profit de la partie travaillante, c’est-à-dire existe ostensiblement pour protéger la partie travaillante et lui assurer la tranquillité dans la poursuite de ses fins. Enfin, le système de l’état légal, effacé dans quelques-unes de ses formes et grandement adouci dans d’autres, a fait place presque partout au régime du contrat. C’est seulement parmi ceux qui, par choix ou par l’obligation de la conscription, sont incorporés dans l’appareil militaire, que le système de l’état légal persiste dans sa rigueur primitive, tant qu’ils restent dans cet appareil. Quatrièmement, en même temps que décline la coopération obligatoire et que grandit la coopération volontaire, plusieurs entraves moins importantes des actions de l’individu diminuent ou cessent. Les hommes sont moins liés à leur localité qu’ils ne l’étaient ; ils ne sont pas forcés de professer certaines opinions religieuses ; ils leur est moins interdit d’exprimer leurs idées politiques ; on ne leur impose plus de règle pour leurs vêtements ni pour leur genre de vie ; on leur oppose des obstacles relativement faibles quand il veulent former des associations privées et tenir des réunions pour tel et tel dessein, politique, religieux, social. Cinquièmement, tandis que l’autorité publique attaque moins