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V. BROCHARD. — la logique de j. stuart mill

l’homme, le langage ordinaire n’applique plus aussi libéralement ce terme aux opérations décrites par Mill. Pour reprendre les exemples dont il se sert, cet ouvrier teinturier, fameux par son habileté à produire de magnifiques couleurs, qui savait jeter par poignées les ingrédients au lieu de les peser, mais était incapable de rendre compte de ce qu’il faisait, dira-t-on qu’il agissait par raison ? Tel est aussi le cas de ce gouverneur de colonie, d’un très bon sens pratique, mais ignorant le droit, auquel lord Mansfeld conseilla de donner ses décisions, sans les motiver. Si le gouverneur a suivi ce conseil, il a peut-être agi raisonnablement ; mais, de cet homme qui refuse de donner ses raisons, dira-t-on qu’il agit par raison ?

Il faut donc dire que l’inférence et le raisonnement sont non pas un passage quelconque, mais un passage réfléchi, raisonné, d’une idée ou d’une chose à une autre. En d’autres termes, on doit introduire dans la définition du raisonnement l’idée d’une conséquence, d’une garantie, d’un principe, d’un droit, c’est-à-dire d’un rapport non seulement empirique et donné, mais nécessaire. C’est d’ailleurs ce que Mill semble admettre quand’il dit : « Inférer une proposition d’une ou de plusieurs autres préalables, la croire et vouloir qu’on la croie comme conséquence de quelque autre chose, c’est ce qui s’appelle au sens le plus large du mot raisonner[1]. »

Mais si, dans le raisonnement, il entre autre chose que des faits particuliers, s’il faut tenir compte du lien universel que l’esprit reconnaît entre les termes, on ne peut plus dire que dans le syllogisme la proposition générale ne soit qu’une « garantie collatérale » parfois superflue : elle est le nerf de la preuve. Au surplus, s’il en était autrement, il est aisé de voir que la logique disparaitrait tout entière : en voulant sauver le syllogisme de l’accusation de pétition de principe, Stuart Mill, comme un médecin maladroit, l’a tué.

En effet, c’est autre chose d’expliquer et autre chose de justifier une affirmation : la théorie de Mill explique bien comment dans le syllogisme nous sommes amenés à trouver la conclusion ; elle ne montre en aucune façon pourquoi cette conclusion est légitime. Le fait que Jacques est mort, que Thomas est mort, tous ces faits particuliers, pris ensemble, prouvent-ils que le duc de Wellington est mortel ? « Il n’y a pas de contradiction, dit fort bien Mill lui-même, à supposer que tous ces individus sont morts et que cependant le duc de Wellington pourra vivre toujours[2]. » S’il n’y a pas contradiction à supposer que le duc de Wellington est immortel, il n’y a

  1. Log., II, 1, 1.
  2. Log., II, 3, 4.