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règles d’Aristote ; mais on ne raisonne pas sans se demander si l’on a raison et sans se dire qu’on a raison. Le paysan du Danube ne connaît pas l’Organon, mais il voit très clairement que ses arguments sont bons, et il peut dire pourquoi ils le sont. Si étrange que cela paraisse à Mill, l’assurance qu’on se donne que la raison invoquée est bonne fait partie de l’acte de raisonner. Son exemple du copiste qui vérifie sa transcription n’est pas juste ; il faudrait demander si le copiste, au moment où il copie, a un modèle, et si c’est encore copier que de reproduire sans s’en douter un texte préalablement existant.

Il faudrait s’entendre une bonne fois sur le sens des mots inférence, raisonnement, raison, que nous voyons employés partout à tort et à travers. Appelle-t-on inférence opération par laquelle l’esprit passe, est conduit d’une idée à une autre, seulement en fait, et sans se préoccuper du droit ? Alors l’inférence et le raisonnement ne sont plus que de simples associations d’idées ; et à quoi bon deux mots pour désigner une seule et même chose ? Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre. Au docteur Whewell, qui lui reprochait de confondre la connaissance avec les tendances pratiques, Mill répond : « Je repousse l’application des mots induction, inférence, raisonnement à des actes de pur instinct et d’impulsion animale sans intervention de l’intelligence. Mais je ne vois aucune raison de restreindre l’emploi de ces termes aux cas dans lesquels l’inférence a lieu avec les formes et les précautions requises par la rigueur scientifique[1]. » Mais entre l’impulsion animale et le raisonnement en forme, Mill n’a pas vu qu’il y a un moyen terme : le sentiment ou l’idée de la preuve peuvent être présents dans la conscience sans que l’esprit s’attarde à mettre le raisonnement en forme. En quel sens intelligible l’intelligence peut-elle intervenir dans l’opération dont il s’agit, si, en raisonnant, on ignore que l’on raisonne ?

« La limitation imposée au mot, continue Mill, est arbitraire : elle n’est pas sanctionnée par l’usage[2]. » Il est vrai que dans le langage ordinaire on emploie souvent le mot raisonnement pour désigner des inférences du particulier au particulier, ou pour mieux dire de simples associations d’idées. C’est ainsi qu’on attribue à l’animal le raisonnement quand il lui arrive de rapprocher deux idées qui d’ordinaire ne sont pas données ensemble, C’est là, croyons-nous, un emploi vicieux de ce mot ; mais on ne peut demander au langage courant une parfaite rigueur métaphysique. En revanche, quand il s’agit de

  1. Log., II, 1, 2. note.
  2. Ibid.