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qui séparent les diverses classes de choses. La langue est une science implicite. Condillac avait tort de dire qu’une science est une langue bien faite ; mais il est vrai qu’une langue est une science souvent mal faite, sans doute, mais qui contient toujours, à y regarder de près, une très grande part de vérité. Elle est le résumé de tant d’expériences, de tant d’observations, de tant de leçons ! Elle représente la connaissance du monde telle que l’avaient ceux qui l’ont faite. La savoir, c’est connaître non seulement des mots, mais des choses ; elle n’est pas aussi purement formelle qu’on le dit souvent ; et, pour le dire en passant, c’est la raison pour laquelle l’étude de la grammaire et particulièrement des langues morts est d’une si haute importance pour la bonne éducation de l’esprit. On voit bien le rôle du langage, et on aperçoit clairement les fonctions logiques de l’esprit, quand on considère la manière dont les enfants apprennent à parler. Ils connaissent mal la signification des mots, et ils n’ont à leur disposition qu’un vocabulaire restreint. Cependant, il faut à tout prix, lorsqu’un objet se présente à eux, qu’ils lui donnent un nom et le fassent entrer dans une classe : de là tant d’efforts ingénieux : des audaces souvent heureuses, des rapprochements inattendus, que nous admirons ou qui nous font sourire, L’insuffisance même de la liste où ils veulent trouver la place et le nom de toutes choses montre bien la nécessité de cette liste, et la fonction généralisatrice de l’esprit ne se marque nulle part mieux que par ces généralisations impuissantes ou inexactes. Ainsi font les gens peu instruits dont le langage souvent étonne ou amuse ; ainsi font à des degrés différents tous les hommes. Au moment où s’éveille la pensée réfléchie, la pensée logique, nous sommes tous en possession de cette liste d’idées, de cette nomenclature des choses, qui sera la clef de nos connaissances futures. Et s’il arrivé qu’on modifie les cadres tout faits pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité (ce qui n’est pas facile, comme chacun sait), c’est à condition de s’en être d’abord servi. Les progrès de la pensée peuvent les améliorer ; mais seuls ils ont rendu possibles les progrès de la pensée.

Les mêmes défauts se retrouvent encore dans la théorie du raisonnement telle que l’a conçue Stuart Mill.

Psychologiquement, la théorie de Mill sur les inférences du particulier au particulier nous semble parfaitement exacte. Les choses se passent bien telles qu’il les a décrites. À propos d’un fait ou d’une sensation actuelle, des souvenirs reparaissent, des associations d’idées S’établissent qui introduisent l’expérience passée dans la connaissance présente et aident à former celle-ci par analogie avec la première. La description que fait Mill à l’aide d’exemples très