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V. BROCHARD. — la logique de j. stuart mill

Enfin c’est une nécessité pour l’esprit de procéder toujours ainsi : connaître une chose, c’est toujours lui trouver une ressemblance avec d’autres objets déjà connus, c’est la ranger parmi eux, la cataloguer et lui assigner une place. La science n’est en fin de compte qu’une immense classification qui doit correspondre à l’ordre réel des choses ; mais aux choses, qui n’entrent pas comme telles dans l’esprit, on substitue les idées qui sont leurs équivalents ou leurs symboles.

Mais, s’il en est ai il faudra que nous ayons des classes préformées, des cadres tracés d’avance, où devra prendre place toute connaissance future ? C’est l’objection que Mill ne manque pas de faire : « On emploie généralement, dans ces discussions, des formes de langage qui semblent supposer que la classification consiste dans l’arrangement et le groupement d’individus définis et connus ; que, lorsque les noms furent imposés, on considéra tous les objets individuels de l’univers, qu’on les distribua en segments et en listes, et qu’on donna aux objets de chaque liste un nom commun, en répétant cette opération toties quoties jusqu’à ce qu’on eût inventé tous les noms généraux de la langue ; ce qui une fois fait, s’il arrive qu’on veuille savoir si un nom général peut être attribué avec vérité à un certain objet particulier, on n’a en quelque sorte qu’à parcourir le catalogue des objets auxquels ce nom fut appliqué et voir si l’objet en question se trouve parmi eux. Les auteurs de la langue auraient ainsi prédéterminé tous les objets qui devaient composer chaque classe, et nous n’aurions plus maintenant qu’à consulter les registres de leurs décisions. Exposée ainsi toute nue, une doctrine aussi absurde ne sera avouée par personne ; mais, si les explications communément admises de la classification et de la nomenclature n’impliquent pas cette théorie, il faut qu’on montre comment elles seraient conciliables avec quelque autre[1]. »

Cette doctrine absurde est précisément celle que professait Mill tout à l’heure dans le remarquable passage que nous avons cité, et où il nous montre en quoi consiste la description d’une chose. Et si absurde que cela puisse paraître à Mill, il est parfaitement vrai que tout homme d’esprit adulte et exercé (conditions que suppose la logique) possède par-devers lui une liste de toutes les choses possibles un vaste répertoire qu’il parcourt pour y trouver la place des choses qu’il veut connaître : ce répertoire, c’est la langue. Apprendre une langue, c’est distribuer les choses en segments et en listes ; connaître la signification des mots, c’est distinguer les frontières

  1. Log, I, 5, 3.