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synthèses accompagnées de cette sorte de croyance spontanée ne sont pas encore des jugements : ce ne sont que des ébauches du jugement, des esquisses ou des projets ; ce sont des jugements avant la lettre. Le vrai jugement implique connaissance et réflexion. Il faut pour juger que nous ayons des idées, c’est-à-dire des images formant un groupe distinct, et que les idées soient rapprochées dans l’esprit, de telle sorte que le rapport qui les unit soit clairement aperçu : il faut que ce lien non seulement se produise dans l’esprit, mais qu’il soit pensé. On ne juge, dans le vrai sens du mot, qu’en connaissance de cause : même quand il est faux, le jugement suppose toujours que deux idées ont été unies par un lien factice, et c’est même en cela seulement, comme on l’a montré cent fois, qu’il est faux. En d’autres termes, il n’y a de jugement véritable que là où des idées générales, des concepts sont comparés par l’esprit : les anciens logiciens avaient bien raison de dire que juger c’est découvrir entre les idées des rapports de convenance ou de disconvenance.

Aussi bien Stuart Mill en convient lui-même quand il fait voir ce que c’est que décrire un objet. « Nous ne pouvons, dit-il excellemment, décrire un fait sans y mettre plus que le fait. La perception ne porte que sur une chose particulière ; mais décrire cette chose, c’est affirmer une connexion entre elle et toutes les autres choses dénotées ou connotées par les termes employés. Commençons par l’exemple le plus élémentaire qu’on puisse concevoir. J’éprouve une sensation visuelle, et j’essaye de la décrire en disant que je vois quelque chose de blanc. En parlant ainsi, je ne me borne pas à attester ma sensation, je la classe. J’affirme une ressemblance entre la chose que je vois et toutes celles que les autres ont comme moi coutume d’appeler blanches. J’affirme qu’elle leur ressemble dans la circonstance qui détermine leur similitude et qui fait qu’on applique à toutes le même nom. Et ce n’est pas là seulement une des manières de décrire une observation, c’est la seule. Que je prenne note de mon observation pour mon propre usage dans l’avenir, ou que je veuille la publier au profit d’autrui, je dois toujours affirmer une ressemblance entre le fait que j’ai observé et quelque autre chose. Toute description est essentiellement l’énonciliation d’une ou de plusieurs ressemblances[1]. » Ce que Mill dit ici de la description s’applique très exactement à l’acte même de la pensée. Tant que je me borne à avoir la sensation de blanc sans la distinguer des autres et sans la rapporter à un groupe distinct, je ne juge pas : le jugement commence avec la formation d’une classe. Les mots ne font rien

  1. Log., IV, 1, 8.