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V. BROCHARD. — la logique de j. stuart mill

intermédiaire entre les unes et les autres : telle paraît avoir été la pensée de Kant dans sa théorie du schématisme de l’entendement pur[1]. On peut même concevoir, à un point de vue purement empirique, que chaque objet laisse dans l’esprit une sorte d’empreinte, et que, d’une multitude d’empreintes semblables laissées par une multitude d’objets semblables, il naisse une empreinte unique qui en soit comme la résultante, à peu près comme dans les expériences de M. F. Galton où vingt portraits de personnes d’une même famille superposés dans l’appareil du photographe donnent le type de cette famille : il doit être seulement entendu que ce type ou cette résultante n’est pas uniquement la loi inconnue et aveugle d’après laquelle les images se produisent et se groupent dans l’esprit : cette loi du moins tombe elle-même sous les prises de la conscience ; elle n’est pas la cause invisible et présente de la juxtaposition des images, mais La loi connue et reconnaissable qui préside à leur groupement. L’esprit ne reconnaît pas seulement les choses semblables après qu’elles lui sont apparues : il sait qu’elles sont semblables et par quoi elles se ressemblent.

Sur la valeur objective de ces concepts, on peut aussi soutenir diverses opinions. On peut croire avec Platon et Aristote qu’ils sont la vraie réalité et existent plus et mieux que les choses sensibles elles-mêmes, qui n’en seraient qu’une ombre affaiblie. On peut croire avec Kant qu’ils n’existent que dans l’esprit, qu’ils sont imposés à priori aux choses sensibles, et que les choses ne pourraient s’y soustraire sans cesser d’être intelligibles. On peut croire enfin plus modestement que ce sont des symboles appauvris et diminués, que l’esprit substitue à la complexité des choses sensibles. L’essentiel est de remarquer que, dans tous les cas, les concepts sont des créations de l’esprit, que l’esprit, en les formant, s’affranchit de la réalité, soit pour la dépasser, soit pour l’égaler, soit pour la remplacer : il travaille pour son compte ; les concepts sont sa chose, et, une fois qu’il les a formés, il n’a plus à s’occuper de ce qui lui est étranger. Voilà ce qui suffit à la logique et ce qui lui est nécessaire. C’est une des meilleures remarques de Stuart Milk que la logique n’a pas à s’occuper des questions de métaphysique. Elle demande cependant soit à la psychologie, soit à la théorie de la connaissance ou à la métaphysique, qu’il soit accordé que le concept est par lui-même

  1. « Le concept du chien, par exemple, désigne une règle par laquelle mon imagination peut se représenter d’une manière générale la figure d’un quadrupède, sans être astreinte à quelque forme particulière que m’offre l’expérience, où même quelque image possible que je puisse montrer in concreto. » (Crit. de la raison pure, t, II, 1, p. 202, t. I, trad, Barni.)