Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
459
V. BROCHARD. — la logique de j. stuart mill

Quel est donc le rôle de la proposition générale ? Ce rôle est double ou triple, si nous comprenons bien la pensée de Mill, qui ne nous paraît pas avoir ici sa précision ordinaire, et qui présente pêle-mêle comme identiques des considérations que l’analyse doit distinguer. Tantôt la proposition générale est un simple garde-notes, un registre, un memorandum, résumant les divers cas particuliers observés par nous, mais sans y rien ajouter : « Mon père et le père de mon père, A, B, C, et un nombre infini d’autres hommes étaient mortels, ce qui n’est en d’autres termes que l’énonciation du fait observé qu’ils sont tous morts[1]. » Tantôt elle n’est plus une simple énumération abréviative d’un groupe de faits : elle représente une inférence faite dans le passé d’après des faits observés, mais en quelque sorte une fois pour toutes, de sorte qu’il ne s’agit plus que de savoir si oui ou non elle s’applique à un cas donné. Elle n’apporte plus comme tout à l’heure les matériaux pour faire l’inférence, mais l’inférence déjà faite : elle est alors analogue à une loi prescrite par un législateur et qu’il s’agit d’interpréter pour voir si elle s’applique à un cas particulier : elle sert à distinguer les cas où des faits « parurent garantir la vérité d’une inférence donnée ». Cette proposition : Tous les hommes sont mortels, indique que nous avons eu une expérience tendant à prouver que les attributs connotés par le mot homme sont une marque de mortalité… « Tout ce que nous inférons du mémorandum, c’est notre croyance antérieure (ou celle de ceux qui nous ont transmis la proposition) à l’égard des conclusions que cette expérience pouvait garantir[2]. » Tantôt enfin l’acte de généralisation n’est plus dans le passé, mais dans le présent, et il a pour effet de nous prémunir contre toute erreur, de nous mettre en garde contre notre précipitation. Le principe général étant plus étendu que la proposition particulière, « l’esprit est porté, sans en avoir conscience, à accorder plus d’attention au procédé lui-même et à peser avec plus de soin la valeur de l’expérience invoquée comme fondement de l’inférence. » Mais surtout, s’il s’agit d’un cas particulier, nous pouvons être emportés par la passion et n’y pas regarder d’assez près : nous y regarderons à deux fois s’il s’agit de porter un jugement sur toute une classe de faits. Par exemple, on pouvait penser peut-être au temps de Marc-Aurèle, d’après la vie des Antonins, que Commode serait un bon empereur ; mais qui aurait osé dire d’une manière générale : Les empereurs romains sont bons ? Le souvenir de Néron et de Domitien aurait aussitôt protesté[3]. De même,

  1. Log, II, 3, 6.
  2. Ibid., II, 3, 4.
  3. Log, II, 3, 5.