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comme précédemment, les faits concrets que la mémoire a conservés et que l’imagination représente. Ces faits sont la condition nécessaire et suffisante de l’inférence : la proposition générale n’ajoute pas un iota à la preuve. Cela est si vrai[1] que les enfants « qui ne généralisent pas » savent inférer : ils ne s’approchent plus du feu qui les a une fois brûlés.

Au surplus, on n’infère jamais que du particulier au particulier, et non du général au particulier : « Ce n’est pas seulement la matrone de village qui, appelée en consultation pour l’enfant au voisin, prononce sur la maladie et sur le remède d’après le souvenir et sur la seule autorité du cas semblable de sa Lucie. Nous faisons tous de même toutes les fois que nous n’avons pas pour nous guider une maxime définie ; et si notre expérience est très étendue, et si nous conservons fortement nos impressions, nous pouvons acquérir ainsi une très grande justesse et solidité de jugement, que nous serions incapables de justifier et de communiquer aux autres… Un vieux militaire, d’un seul coup d’œil jeté sur le terrain, est en état de ranger ses troupes dans le meilleur ordre, quoique, s’il n’a guère d’instruction théorique et s’il n’a pas eu souvent à se rendre compte de ce qu’il a fait, il n’ait peut-être jamais mis dans sa tête un seul théorème concernant les rapports du terrain et de la disposition des troupes. Mais son expérience des campements, dans des circonstances à peu près semblables, a laissé dans son esprit quantité d’analogies vives, indéterminées, non généralisées, dont les mieux appropriées, se présentant d’elles-mêmes à l’instant, lui suggèrent l’arrangement convenable… Tout le monde connaît le conseil donné par lord Mansfield à un homme d’un très bon sens pratique, qui, ayant été nommé gouverneur d’une colonie, avait, sans expérience des affaires judiciaires et sans connaissance du droit, à y présider une cour de justice. Le conseil était de donner sa décision résolument, car elle serait probablement juste, mais de ne s’aventurer jamais à en exposer les raisons, car elles seraient presque infailliblement mauvaises. Dans les cas de ce genre, qui ne sont nullement rares, il serait absurde de supposer que la mauvaise raison est le principe de la bonne décision. Lord Mansfeld savait que les raisons auraient été nécessairement, en ce Cas, des raisons imaginées après coup, le juge étant, en fait, uniquement guidé par les impressions d’une expérience antérieure, impressions non formulées en maximes générales : et que, s’il essayait d’en formuler quelqu’une, il échouerait inévitablement[2]. »

  1. Log, II, 3, 3.
  2. Log, II, 3, 3.