Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
453
V. BROCHARD. — la logique de j. stuart mill

Par suite, il s’agit moins pour Stuart Mill de créer de toutes pièces une logique nouvelle que d’expliquer autrement l’ancienne : il faut la retrouver en partant d’un point différent. D’autres penseurs de sa nation, M. Herbert Spencer par exemple, voudront supprimer entièrement la logique : Mill n’est pas si radical. À sa manière, il est conservateur : le passé à du bon qu’il veut garder. Il se propose en fin de compte de concilier l’ancienne logique avec l’empirisme et de la traduire en termes nouveaux.

Voyons comment il a exécuté ce projet. Le point de vue qu’on vient d’indiquer va se retrouver, pour les modifier profondément, dans la théorie des termes, des propositions et du raisonnement.

Les concepts ou idées générales, de quelque manière qu’on les entende, soit qu’on les explique à la façon des réalistes, ou des conceptualistes, ou même des nominalistes, ne sont rien.

Psychologiquement, on ne pense pas par concepts. On peut mettre au défi qui que ce soit de citer un seul cas où il découvre en soi-même une idée véritable, c’est-à-dire la représentation d’une chose en général, abstraction faite de toute image concrète, de tout élément emprunté directement ou non à l’expérience. Comment avoir l’idée d’un homme qui ne serait « ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni blanc ni noir, ni homme ni femme, ni jeune ni vieux, mais à la fois tout cela, et rien de tout cela[1] ? » Où ne pense rien quand on croit penser de telles choses, et, chaque fois qu’on pense quelque chose, des images concrètes se présentent à l’esprit : Hamilton lui-même l’a expressément reconnu[2]. L’objet véritable de la pensée, ce n’est pas l’homme ou le cheval, mais un homme ou un cheval. Seulement la représentation de cet homme ou de ce cheval offre simultanément à l’esprit un grand nombre de caractères : de ces caractères, les uns sont semblables à ceux que possèdent les autres hommes et les autres chevaux, les autres appartiennent en propre à l’homme ou au cheval qui est actuellement l’objet de la pensée. Par l’effet d’habitudes contractées à la suite d’un très grand nombre d’expériences, l’esprit est capable de fixer son attention uniquement sur les premiers et de laisser les autres dans l’ombre. Les premiers se détachent du groupe et font saillie ; les autres restent modestement à l’écart. « En conséquence, à proprement parler, nous n’avons pas de concepts généraux : nous n’avons que des idées complexes d’objets au concret[3]. » Quelle que soit la représentation particulière que l’imagination évoque, ce sont toujours

  1. Phil. de Hamilton, ch. XVII, p. 365.
  2. Ibid., p. 364.
  3. Ibid, p. 871.