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G. GUÉROULT. — du rôle du mouvement

intervalles réguliers, par les différentes césures. La question a été d’ailleurs si magistralement abordée par M. Becq de Feuquières, dans son récent Traité de versification, qu’il suffit d’y renvoyer le lecteur. Nous nous contenterons donc de retenir ici la définition esthétique de la poésie ; c’est une musique, où la hauteur du son ne varie pas d’une manière appréciable, mais où les timbres sont distribués suivant un rythme déterminé. À l’appui de cette manière d’envisager les choses, nous invoquerons la parenté entre la musique et la poésie, dont l’humanité a toujours eu le sentiment plus ou moins net, et que le langage a exprimée à toutes les époques[1].

Nous terminerons ce paragraphe par une considération qui nous paraît trouver ici sa place. Nous venons de voir et, je dirais presque, de prouver que, si la poésie exerce sur l’âme une action esthétique, c’est grâce à l’intervention active en quelque sorte du sens de l’ouïe dans l’expression des idées et des sentiments. C’est qu’en effet le propre de l’art, en général, est précisément de s’adresser à l’esprit, en empruntant le langage de la sensation. Une formule algébrique peut exprimer les vérités les plus hautes, mais elle s’adresse directement à l’intelligence. L’œil qui la lit, l’oreille qui l’écoute, jouent le rôle de simples organes de transmission ils n’interviennent, ils ne s’intéressent en rien, pour ainsi dire, à la démonstration de la gravitation universelle ou de la théorie mécanique de la chaleur. C’est l’esprit, la raison pure qui seuls ici sont en jeu ; l’art ne peut vivre dans ces régions abstraites et glacées. Sa mission est précisément de donner aux idées une forme sensible, ou, ce qui est la même chose, de les incarner dans des sensations[2].

Entre autres conséquences de ce principe pour nous indiscutable, il ressort que la poésie d’une langue morte ou d’une langue étrangère, d’une langue, en un mot, que nous ne savons pas assez pour la comprendre quand on nous la parle, n’existe pas pour nous. Nous pouvons admirer, dans Homère, l’abondance et la richesse des images, la peinture naïve et sublime des mœurs de son temps ; mais, hors le cas où nous « entendrions le grec », les beautés poétiques, proprement dites, de l’Iliade ou de l’Odyssée, nous échappent aussi complètement que le charme incomparable de notre La Fontaine a échappé aux Lessing et aux Schlegel.

  1. Dans ce dernier ordre d’idées, on peut aussi remarquer qu’en français nous ne disons pas la mélodie du vers, ce qui montre bien le caractère spécifique de la sensation musicale éprouvée dans ce cas.
  2. La prose qu’on appelle poétique (Fénelon. Chateaubriand, etc.) se distingue de la prose ordinaire en ce qu’elle cherche a parler à l’intelligence en faisant appel aux souvenirs de sensations passées.