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ANALYSES. — G. LE BON. L’homme et les sociétés.

lution. C’est ainsi que, la partie finie, les joueurs d’échecs en recommencent une autre. Qui sait même si nous en sommes à notre première étape ? Rien ne nous assure que notre civilisation soit la première qui ait apparu sur l’amas de matière constituant notre planète ; pourquoi serait-elle la dernière ? Quand la Terre sera sans vie, recouverte d’un linceul de glace, elle tombera sur un monde inconnu, se réduira en vapeur el passera à l’état de nébuleuse. Avec le temps, la vie pourra réapparaitre, et elle s’éteindra de nouveau pour renaître à la suite d’un nouveau cataclysme, et ainsi éternellement dans la suite des siècles. C’est un beau rêve ; mais ce n’est qu’un rêve. Seulement il parait qu’il présente quelque chose de rassurant et de consolant, puisqu’on le raconte. Pour ma part, j’aime mieux envisager en face, dans toute leur horreur, les conséquences des théories mécaniques modernes. Elles sont peut-être fausses ; mais, en attendant la preuve contraire, nous devons les tenir pour vraies,

Notre science, incapable de sonder le passé au delà d’une certaine profondeur, de pénétrer l’avenir au delà d’une certaine limite, se révélant en cela comme une création humaine impuissante à dépasser les bornes de la vie de l’humanité, ne nous décèle actuellement rien en dehors de ces bornes, ou plutôt nous y laisse entrevoir comme un sombre mystère de silence et de mort. Eh bien, je préfère accepter bravement les conséquences du rôle infime auquel nous sommes réduits que de me bercer d’illusions volontaires, si l’on n’a que cela à m’offrir.

Disons cependant que ces vues, qu’on retrouve dans les systèmes panthéistes de l’Inde, bien qu’exposées dans l’ouvrage à deux reprises différentes, n’y prennent que quelques pages ; et qu’après tout elles valent encore mieux que les axiomes — un peu creux — que l’on se plait parfois à débiter, croyant par là tout éclaircir sur l’éternité de la matière et sur l’éternité de la force.

Je dis un peu creux. Car, s’il n’y a dans l’univers que matière et force — ne chicanons pas sur le sens de ces deux mots — et si, comme conséquence, le passé fut gros du présent et de l’avenir, me dirait-on bien ce qu’il y a de plus dans le présent et dans l’avenir que dans le passé, et ce que c’est que l’évolution, le progrès, l’amélioration de l’espèce, le développement des sociétés, l’épanouissement du savoir ? Que signifient tous ces mois pompeux ? ne sont-ils pas vides de sens ? Pourquoi même y a-t-il un passé et un avenir ? pourquoi ce qui doit être n’est-il pas déjà ? pourquoi est-ce la mobilité qui doit enfanter l’immobilité éternelle ? Qu’est-ce donc que le temps ? Si l’avenir n’est pas encore, n’est-ce pas que quelque chose s’oppose à sa réalisation immédiate ? et quel est ce quelque chose ? Sur ces points et bien d’autres, le livre du savant docteur est muet. Mais, en somme, son plus grand tort, c’est de venir après le succès retentissant de celui de Büchner, qui ne le vaut certes pas.

J. Delbœuf.