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des choses, sommes-nous, se demande-il quelque part (I, p. 39), dans l’impossibilité d’apporter quelque précision à leur étude ? Nullement, répond-t-il. Peu importe que nous percevions la réalité même ou son apparence. Cette apparence est en rapport constant et invariable ( ?) avec la réalité qui nous échappe (y a-t-il donc une réalité, et d’où le sait-on ?). Car nous savons ( ?) que, dans des circonstances identiques, les mêmes corps produisent toujours des effets semblables sur nos sens. Nos sensations, transformées en idées, sont donc des éléments suffisants de connaissance.

Sans chicaner l’auteur sur les passages soulignés, je lui objecterai que rien ne nous assure que nos sens ne changent pas, et s’ils changent, ce qui est plus que probable, le seul élément qu’il croit stable se dérobe sous lui. N’est-il pas lui-même disposé à admettre — pour les besoins d’une autre cause — la théorie de Magnus sur la perception des couleurs, c’est-à-dire sur le daltonisme primitif de l’homme (t. II, p. 50) ?

Mais vraiment j’ai tort de m’appesantir sur tous ces points. L’auteur saurait me répondre sans doute, et peut-être victorieusement, s’il se mettait à écrire des traités ex professo sur le fondement de nos connaissances, sur la volonté, sur les idées innées ou adventices. Or son livre n’a pas une portée didactique.

C’est une série de tableaux, peints et ordonnés d’après une théorie positiviste. Dans leur cadre resserré, ces tableaux sont complets, vivement colorés, bien composés, intéressants. Tel d’entre eux, par exemple celui des âges préhistoriques, ne se rencontrerait nulle autre part. Les recherches des statisticiens, dans tous les domaines où la statistique a son application, sont mises à profit, et avec un sens des plus fins. L’auteur leur applique son ingénieuse méthode des courbes qui sont tracées d’après un système dont il est l’inventeur et qui, pour certaines questions, montrent mieux que les courbes de Quetelet les conséquences que l’on peut tirer des données. Je ne veux pourtant point ne pas relever une contradiction dans laquelle il est tombé. Après avoir d’une manière trop absolue attaqué la méthode des moyennes (t. II, p. 29), il fait plus tard usage (p. 103) de chiffres qu’à la page 30 il a qualifiés d’absurdes.

Le positivisme et le fatalisme de M. Le Bon n’excluent pas cependant un certain mysticisme et une certaine foi — peu scientifique — dans le renouvellement incessant des mondes. On sait que, d’après les données de la science actuelle, l’état d’équilibre instable de l’univers est la cause des changements incessants qui s’y manifestent, mais que cette instabilité tend infailliblement vers un état d’équilibre stable qui, à parler rigoureusement, ne se réalisera qu’après un temps infini, mais qui, cependant, sera à très peu de chose près, atteint dans un temps limité. Cette proposition ne sourit pas à l’auteur. Cet état, voisin de la mort, terme final de toutes choses, l’épouvante ; et il se raccroche à un certain espoir chimérique que, par l’entrechoquement des mondes, l’univers pourra se rajeunir et entrer dans une nouvelle période d’évo-