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ANALYSES. — G. LE BON. L’homme et les sociétés.

mais qu’il l’appuie d’ordinaire d’un choix judicieux d’extraits dus aux autorités les plus compétentes.

C’est de la même façon que sont traités tous les chapitres de cette vaste composition : développement du langage, du droit, de la famille, de la propriété, des religions, de la morale, du droit, de l’industrie. L’auteur a tout lu, et il excelle à faire saisir en quelques mots la portée et la solution des problèmes qu’il aborde tour à tour.

Mais, par cela même, son livre échappe à l’analyse et à la critique. On n’analyse pas des analyses, on ne critique pas des assertions.

Par exemple, l’auteur ne croit pas à la liberté humaine, tout en cherchant néanmoins à nous persuader de la vérité du système qu’il nous expose. Il dit même quelque part (p. 449, t. I), ce qui est un paradoxe assez original, que les personnes qui croient au libre arbitre se conduisent toujours comme si elles n’y croyaient pas, car on ne les voit jamais supposer qu’un individu ait pu agir sans cause. Tous les hommes sont irresponsables de leurs actions, les bons aussi bien que les mauvais. Les criminels ont reçu en héritage un cerveau mal conformé. C’est une doctrine aujourd’hui à la mode, et elle a causé déjà de nombreux scandales de cours d’assises. Mais qu’est-ce donc qu’un cerveau mal conformé, dans le système du fatalisme scientifique ? Je ne vois pas clair dans ces distinctions entre le normal et l’anormal. Après cela, on viendra me soutenir que la négation du libre arbitre ne supprime en aucune façon la distinction entre le bien et le mal (t. I, p. 450), que les scélérats sont légitimement « l’objet de notre désapprobation parce qu’ils ont un caractère sur lequel les mauvais motifs ont seuls de l’influence, » et que les hommes vertueux « ont toute notre sympathie, parce que les bons motifs seuls ont prise sur eux. » N’est-ce pas là un cercle vicieux, ou est-ce que je comprends mal ?

M. Le Bon soutiendra aussi que toutes nos connaissances sont relatives et que, par conséquent, il n’y a pas de vérité. Dans ce cas, est-ce que le fatalisme scientifique est une vérité ? Pour corroborer son dogmatisme sceptique, il prend à la lettre et comme chose démontrée, (contradiction étrange) les savantes et obscures spéculations de Lobatschewky, de Riemann, de Helmhollz sur la notion d’espace, négligeant le point de départ de ces brillantes fantaisies, à savoir l’impossibilité de démontrer le postulatum d’Euclide[1].

M. Le Bon semble parfois reculer devant les conséquences extrêmes de son idéalisme subjectif. Impuissants à connaître la nature réelle

  1. Dans un livre de ma jeunesse, que je voudrais avoir le temps de refaire. Prolégomènes philosophiques de la géométrie, j’abordais de front la difficulté, et je définissais l’espace comme un tout homogène, c’est-à ire dont les parties, quelle qu’en soit la grandeur, jouissent des mêmes propriétés. C’était poser à priori la possibilité des figures semblables, et impliquer dans cette définition toute la théorie des parallèles. Après avoir continué à suivre les polémiques sur ce sujet, je me suis de plus en plus convaincu que là seulement se trouve la véritable solution de ce problème désespérant.