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ANALYSES. — BERTRAND. Aperception du corps humain.

momentanés, ne font-elles pas renaître, en la déplaçant, la difficulté de l’action d’une intelligence sur la matière, et ne faudrait-il pas encore imaginer entre elles et les organes quelques autres moyens termes où médiateurs plastiques ? Le rêve, la rêverie, les pensées que nous avons du corps, pensées confuses dans un sujet diffus, ne s’expliqueraient, selon lui, que par ce chapelet de petites consciences répandues dans tout le corps. Ce n’est pas seulement l’âme, dit-il, qui pense toujours, c’est aussi le corps, agrégat d’esprits momentanés, qui ne cesse pas de penser.

Toutes les consciences de leur nature étant impénétrables, comme il le dit lui-même, et la conscience personnelle, comme il le dit encore, ne devant en recevoir aucune altération, comment cette pensée du corps, même confuse, lui sera-t-elle présente ? Il y aurait donc en nous deux sortes de pensées, qui ne se communiqueraient pas, ou qui se communiqueraient on ne sait comment ; l’une unique, ayant pour siège le cerveau, l’autre, celle du corps, multiple avec une multitude de sièges et de petits cerveaux. Comment la pensée du corps entrera-t-elle dans celle de l’esprit ? Comment toutes ces petites consciences ne seront-elles pas, en raison de leur impénétrabilité, absolument étrangères les unes aux autres, et à plus forte raison à la conscience personnelle ? Où donc sera la pensée du corps ? L’auteur a la prétention que nous lui contestons d’appuyer cette théorie sur Leibniz. Il est vrai que Leibniz admet une monade centrale, plus des monades centralisées conçues par analogie avec l’âme, douées d’appétit et d’aperception, qui par leur agrégat composent le corps et forment entre elles une sorte de hiérarchie. Mais toutes ces monades n’ont aucun rapport les unes avec les autres, pas plus la monade centrale avec les monades subordonnées, que les monades subordonnées les unes avec les autres. Elles sont absolument indépendantes, sans autrelien qu’un lien tout apparent, celui de l’harmonie préétablie. Leibniz n’est donc pas une autorité que M. Bertrand ait le droit d’invoquer en sa faveur, lui qui fait au contraire si grande l’action de l’âme sur le corps.

Les preuves qu’il donne de l’existence de ces consciences inférieures et de tous ces cerveaux subalternes, même en y comprenant les grenouilles décapitées qui jouent aujourd’hui une si grand rôle dans la psychologie physiologique à la mode, ou bien ne prouvent rien, ou bien prouveraient beaucoup plus qu’il ne veut prouver.

Pourquoi, dit-il, ne pas donner des âmes inférieures aux éléments nerveux, au ganglion du grand sympathique, par exemple, comme nous en donnons aux animaux réduits à l’instinct ? D’une âme unique dans l’animal, quelque inférieure qu’elle soit, il nous semble qu’il n’y a absolument rien à conclure en faveur de tous ces esprits momentanés qu’il dissémine dans l’homme. Cette âme des bêtes en effet, de quelque faible portion nerveuse qu’elles soient douées, est la partie maîtresse ; elle suffit à tout, elle est l’âme, elle est la conscience unique, car nous ne voyons pas qu’il ait la pensée de la superposer, dans l’animal comme