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ANALYSES. — BERTRAND. Aperception du corps humain.

que tout ce que nous venons de dire ; non seulement elle agit sur le corps, non seulement elle le modifie, mais, selon M. Bertrand, comme selon Stahl, elle le construit ; et même elle ne le connaît que parce qu’elle en est l’architecte, Il admet, comme Claude Bernard, une idée directrice qui préside à l’évolution du germe, mais à la différence de ce grand physiologiste, qui ne s’est expliqué que très obscurément sur ce point ; il ne donne une vertu et une force à cette idée directrice que parce qu’elle est pour lui l’âme elle-même.

Si l’âme construit son corps, qu’est devenue toute cette science qu’à l’origine elle a dû déployer dans une œuvre si merveilleuse, et comment ne lui en reste-t-il plus aucun souvenir ? C’est une question que s’était déjà posée Claude Perrault qui attribue la construction du corps à l’âme consciente d’elle-même, à l’âme raisonnable, avec des pensées expresses, selon son expression, et en pleine connaissance de cause. L’envahissement des pensées expresses du dehors dans l’âge adulte, l’effacement qui est l’effet de l’habitude, telles sont les causes qu’il donne de la perte de cette puissance et de cette science informatrice dont l’âme était douée à son origine. M. Bertrand en donne une autre raison qui a quelque chose de plus spécieux. Suivant lui, si l’âme oublie la science qu’elle à si merveilleusement mise en œuvre pour la fabrication de son corps, c’est que son action créatrice s’affaiblit dès qu’elle n’a plus à s’exercer, et qu’avec cette action s’affaiblit sa science qui lui est identique.

D’après tout ce qui précède, il est impossible, à ce qu’il semble, d’être plus animiste, d’être plus stahlien que l’auteur. Ajoutons qu’il réfute tous les autres systèmes, vitalisme, duodynamisme, organicisme. A l’organicisme il adresse le reproche de ne pas remonter jusqu’à la source même de la vie, parce qu’elle échappe à ses instruments. Néanmoins, et d’une manière tout à fait inattendue, il se retourne contre l’animisme, auquel il ne reproche pas sans doute de ne pas remonter jusqu’à la source, mais de ne pas suivre le ruisseau dans son cours, Quelle est donc la doctrine de M. Bertrand ? C’est un animisme d’une nouvelle sorte, l’animisme polyzoïste, deux mots qui nous semblent assez mal s’associer, l’un signifiant l’unité dans l’homme, et l’autre la multiplicité des âmes et des principes. Ici nous nous séparons tout à fait l’auteur ; nous n’avons nulle envie de rétrograder avec lui de Stahl jusqu’aux archées de van Helmont, où, quoi qu’il dise, il nous ramène, sauf la différence des noms. Qu’est-ce en effet autre chose que ces consciences élémentaires, ces petites consciences habitant chaque centre nerveux pour y présider à telle ou telle fonction, et qui forment avec elle une sorte de hiérarchie ? M. Bertrand n’a pas d’ailleurs le mérite d’être l’inventeur de toutes ces petites consciences qui sont aujourd’hui presque à la mode. On les trouve, avec quelques variantes, dans Hartmann, dans M. Fouillée, dans la thèse distinguée de M. Colsenet sur la vie inconsciente, dans les Sociétés animales de M. Espinasse et surtout dans le polyzoïsme de Durand de Gros. Remarquons toutefois que, s’il admet des consciences élémentaires, il ne fait pas de