Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/428

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
424
revue philosophique

et animo locum laxa. » Il semble que ce soit là la devise adoptée par M. Bertrand. Il agrandit de toutes ses forces le domaine de l’âme, et il circonscrit celui du corps. De nos jours, la psychologie n’a pas peu à se plaindre des envahissements, des empiètements de la physiologie à l’avantage du corps et au détriment de l’âme ; il semble, dans le livre de M. Bertrand, que ce soit l’âme qui, à son tour, prenne sa revanche. L’auteur se défend cependant d’avoir voulu exercer des représailles même légitimes ; il a voulu, dit-il, montrer « que le corps est dans la maison et que c’est dans l’âme seule qu’il est vraiment chez lui ». Tant de physiologistes ont cherché dans le corps l’âme et ses facultés qu’on pardonnera, du moins il l’espère, à un psychologue de chercher dans l’âme le corps et ses fonctions.

Cette connaissance du corps par le dedans, cette physiologie subjective, comme il l’appelle, il la met en quelque sorte sous l’invocation de Maine de Biran. Féconder ses vues sur la connaissance du corps propre, voilà, dit-il, son but principal. Il rattache toute sa doctrine aux vues profondes de Maine de Biran sur l’effort et sur le terme d’application ou de résistance que l’effort révèle à la conscience. « Il y a, dit Maine de Biran, une connaissance immédiate du corps propre fondée uniquement sur la réplique d’un effort voulu et d’une résistance organique qui cède ou obéit à la volonté. »

Toutefois le nom de psychologie biranienne qu’il adopte ne nous semble pas d’une complète exactitude. D’abord d’autres psychologues que Maine de Biran, et avant lui, avaient saisi dans la conscience ce sentiment de l’effort en même temps que le corps qui en est le terme, Ainsi, pour n’en pas citer d’autres, l’abbé de Lignac, qui méritait peut-être d’être cité, a admis un sens de la coexistence du corps qui ressemble beaucoup à ce que l’auteur entend par le sens du corps. Mais d’ailleurs, si M. Bertrand se rattache d’un côté à Maine de Biran, de l’autre il s’en éloigne beaucoup par l’unité à laquelle il ramène l’homme tout entier. Partisan de l’animisme, combien ne se sépare-t-il du duodynamisme de Maine de Biran ? Jouffroy rejette la vie hors du moi, Maine de Biran en avait rejeté non seulement la vie, mais l’existence sensible tout entière, pour la rapporter on ne sait trop à quel autre principe. Enfin Maine de Biran n’admet-il pas trois vies dans l’homme, c’est-à-dire un triple et non pas seulement un double dynamique ? Ces différences sans doute n’ont pas échappé à M. Bertrand ; il reproche en effet à son maître de ne retrouver le corps que par un procédé factice après l’avoir rejeté hors de lui ; il soutient que l’effort musculaire n’est pas seulement immanent, mais transitif, que les trois vies n’en font qu’une, et que la vie du corps n’est pas autre que celle de l’âme même. Donc, à rigoureusement parler, sa psychologie n’est pas aussi biranienne qu’il le dit ; il serait peut-être plus exact de l’appeler stahlienne.

Maine de Biran s’était, pour ainsi dire, enfermé dans l’étude de l’effort lui-même sans vouloir en sortir ; l’auteur au contraire l’étudie dispersé et réfracté dans le corps tout entier.