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G. TARDE. — la psychologie en économie politique

n’est-ce pas plutôt vers un maximum de croyance, de garanties, d’assurances contre les maux et les dangers de l’avenir ?

Demander si la richesse peut s’augmenter indéfiniment d’une manière utile, c’est demander si la consommation peut sans fin s’accroître, si le désir humain est susceptible d’une extension et d’une ramification indéfinies. Or cela paraît généralement probable. Cependant n’y a-t-il pas un point de saturation du désir, l’état blasé ? Une race étant donnée dans un climat donné, avec une langue et un ensemble d’idées données, régnantes, établies, momentanément fixes, il existe un état social idéal qui procurerait à cette race un apogée infranchissable je ne dis pas de bonheur, mais de blasement général. Ce serait l’état stationnaire, célébré par Stuart Mill, de son industrie et de sa civilisation.

Sans doute, les besoins se multiplient. Mais la plupart des besoins sont des prévisions de désirs futurs, qui peut-être ne se produiront pas ; et la plupart des valeurs qui répondent à ces besoins, c’est-à-dire toutes à l’exception de celles qui se consomment sur-le-champ, sont des espérances ou des certitudes actuelles de satisfactions éventuelles.

Pourquoi la soif de l’or grandit-elle toujours dans nos sociétés de plus en plus détachées des croyances religieuses ? Parce que l’assurance donnée par l’or à son possesseur a deux caractères distinctifs qui lui font jouer économiquement le rôle de ces croyances. Il y a, dans l’indétermination du contenu mystérieux de jouissances futures que promet la monnaie, une infinité apparente, une perspective illimitée dont l’homme ne se passe point. En outre, la monnaie incarne une croyance commune et générale, chose indispensable à une société. Plus la monnaie a un cours uniforme et est d’un transport facile, plus la confiance qu’elle inspire se généralise, et plus elle est apte à remplacer dans une certaine mesure, et au point de vue du travail, les espérances religieuses telles qu’elles nous apparaissent dans les premiers siècles de notre ère, par exemple. Représentons-nous un missionnaire en train de prêcher la bonne nouvelle à une peuplade irlandaise ou saxonne, batailleuse et inoccupée jusque-là. Dans ces cervelles imprévoyantes, insouciantes de l’avenir, il fait entrer la foi à une vie posthume et la persuasion que, par l’accomplissement de certains travaux, par certaines privations ou certains rites, on peut acquérir la certitude de satisfaire tout le long de cette existence d’outre-tombe des désirs inconnus. Acquérir la certitude ou la probabilité du salut, obtenir une sécurité éternelle : tel devient le but de ces hommes, qui n’avaient pas auparavant l’idée de sécurité. De là les monastères, les églises, les hôpitaux qu’ils construisent ;