Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/410

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
406
revue philosophique

tionnelle, le champ de rayonnement d’une découverte pourrait être très vaste, mais il serait très court. Si la coutume régnait seule, en revanche, chaque famille aurait ses secrets, peut-être immortels comme elle, mais toujours bornés à son rayon étroit. Dans un état de civilisation naissante où l’empire de la mode est presque nul et celui de la coutume presque absolu, où, d’une lieue à l’autre, les vêtements, les aliments, les meubles changent, toute fabrication en vue d’un public nombreux est impossible. « Lorsque le costume national des plaids et des toques, dit Roscher, se portait encore en Écosse, les étoffes dont ces objets étaient fabriqués se filaient dans la montagne et se lissaient dans le village voisin. » Le champ où toute industrie peut s’étendre est très limité, et il est encore rétréci par le régime des castes, qui dans chaque localité impose à chaque caste des aliments, des vêtements, des meubles spéciaux. Aussi, partout où la distinction des classes est encore très tranchée, où la classe moyenne manque, dans le Japon, dans l’Inde, dans l’ancienne France de Sully et de Colbert, les rares ateliers un peu importants qui fonctionnent sont consacrés à des industries de luxe, tapisseries, porcelaines, bijouterie, etc., et plus tard seulement nait la grande industrie appliquée aux objets de première ou de seconde nécessité auparavant fabriqués dans les ménages. Pourquoi cet ordre en apparence bizarre et signalé avec raison par Roscher ? Parce que la grande industrie suppose la substitution de la mode à la coutume. Or c’est d’abord dans les classes les plus éclairées, les plus riches, que commence à se produire cette substitution dont elles ne tardent jamais à devenir victimes et qui ne doit profiter qu’aux classes inférieures. Si les gentilshommes de Louis XIV avaient été aussi attachés à leur manoir que ceux de Louis XI, Colbert n’eût pas eu à protéger les manufactures de soieries. Mais, grâce au contact de la cour, la similitude des gentilshommes entre eux était devenue beaucoup plus grande dès Henri IV que celle des vilains entre eux.

Pour une autre raison encore, il est utile à la grande fabrication que l’imitation vaste et passagère se substitue dans une mesure assez large à l’imitation restreinte et prolongée. C’est que ses produits ordinaires sont destinés à une consommation immédiate. Mais, s’il s’agit de bâtiments et de meubles, il serait bon au contraire de pouvoir compter sur la stabilité des goûts durant les siècles que ces choses peut-être traverseront. Aussi, au moyen âge, où les articles de consommation courante ne se fabriquaient pas en grand, voit-on fleurir les corporations qui fabriquaient les produits durables, cathédrales, châteaux, fauteuils sculptés, reliures, etc. Les générations