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produit ces richesses, au bout de peu d’années l’humanité retournerait à l’état sauvage. — Il y a donc lieu de considérer comme le capital vrai, essentiel, radical, l’ensemble des inventions, et de ne voir dans le capital matériel qu’un approvisionnement auxiliaire destiné à faciliter l’emploi des découvertes. C’est ainsi que dans la graine des végétaux le botaniste distingue le germe proprement dit et les cotylédons. Quant au travail vrai, on peut le définir aussi l’ensemble des imitations, c’est-à-dire l’emploi actuel des inventions, la reproduction imitative de leurs premiers produits.

Tout capital nouveau soit spirituel, soit matériel, est le don d’une utilité nouvelle fait par le présent à l’avenir ; seulement le capital spirituel, le véritable, est une peine virtuellement épargnée ou une jouissance virtuellement octroyée pour toujours à toute l’humanité future, et le capital matériel est une peine réellement épargnée où une jouissance réellement octroyée, pour peu de temps en général, à une ou deux générations tout au plus. Mais cela suppose, on l’oublie à tort, que l’humanité future, à commencer par nous, aura les mêmes goûts que nous actuellement, qu’elle nous ressemblera jusqu’à un certain point, et par conséquent qu’elle nous copiera dans une certaine mesure. À cela sert l’éducation, qui assimile toujours plus ou moins l’enfant à son père et à ses ancêtres. Si, du soir au lendemain, les 390 millions de Chinois étaient remplacés sur leur, territoire par 390 millions de Français ou d’Anglais, l’immense accumulation de travaux séculaires représentée par tant de pagodes, tant de meubles de tout genre très commodes pour des Chinois, très incommodes pour des Européens, tant de livres illisibles pour les nouveau-venus, etc., deviendrait non seulement une non-valeur, mais une anti-valeur en quelque sorte, puisqu’il y aurait tout à détruire pour tout approprier à nos usages. Mais cette perte ne serait rien comparée à la mise au rebut des innombrables procédés de fabrication chinoise, des innombrables découvertes et idées chinoises, qui, destinées à être d’une utilité indéfinie, éternelle, seraient frappées d’inutilité subite par cette solution brusque de continuité dans le cours des générations.

Mon hypothèse n’a rien de gratuit. À quoi servaient aux envahisseurs de l’empire romain je ne dis pas seulement les statues, les temples des dieux, les aqueducs, les amphithéâtres, les baignoires de marbre, les chefs-d’œuvre de la poésie grecque et latine, mais la découverte de l’ordre dorique ou corinthien, la découverte de la strophe saphique ou de l’hexamètre, la découverte des lois de l’hydrostatique et des théorèmes de géométrie connus des anciens ? Et, si les partisans de la Commune venaient à triompher en France