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resque, qui était le caractère honorable, supposait primitivement élément de l’intrépidité : faute de ce caractère, nulle bonne qualité ne comptait ; mais il faisait pardonner des fautes de plus d’un genre.

Si quelques-uns des groupes antagonistes d’hommes primitifs toléraient plus que d’autres le meurtre de leurs membres, si les uns exerçaient le talion et que d’autres s’en abstenaient, ceux qui n’exerçaient pas de représailles, sans cesse attaqués impunément, devaient disparaître ou se réfugier dans les habitats peu désirables. De là la survie de la rancune. De plus, la loi du talion, prenant naissance primitivement entre groupes antagonistes, devient une loi même au sein du groupe ; des guerres chroniques entre les familles et les clans qui le composent, proviennent partout du principe général du talion : vie pour vie. Sous le régime militaire, la vengeance devient une vertu, et c’est un malheur que d’y manquer. Chez les Fidjiens, qui encouragent chez leurs enfants la colère, il n’est pas rare de voir un homme recourir au suicide plutôt que de vivre sous une insulte, plutôt que de supporter un outrage non vengé. Quelquefois le Fidjien lègue en mourant à ses enfants le devoir de tirer sa vengeance. Dans l’extrême Orient, voyez les Japonais. On leur apprend qu’ « un homme ne peut vivre sous le même ciel que le meurtrier de son père ; qu’un homme ne doit jamais avoir besoin d’aller chez lui chercher une arme pour frapper le meurtrier de son père ; qu’un homme ne peut vivre dans le même pays que le meurtrier de son ami. » La France est un exemple de ces mœurs, dans l’Europe occidentale aux âges féodaux : la coutume exigeait que les parents d’un homme tué ou blessé exerçassent des représailles sur quelque parent de l’agresseur, même sur ceux qui vivaient sur un point éloigné et qui ne savaient rien de l’événement. Jusqu’à l’époque de Brantôme, cet esprit régna à ce point qu’un homme d’Église, léguant à ses neveux le devoir de venger des torts non redressés qu’il avait subis dans sa vieillesse, leur adresse ces paroles : « Je peux me vanter, et j’en rends grâces à Dieu, que je n’ai jamais reçu une injure sans m’en venger sur son auteur. » Partout où le militarisme est actif, la vengeance privée aussi bien que publique devient un devoir. On le voit aujourd’hui chez les Monténégrins, peuple en guerre avec les Turcs depuis des siècles. « Dans le Monténégro, dit Boué, quand un homme d’une natrie (clan) a tué un individu d’une autre, on dit : cette natrie nous doit une tête, et il faut que cette dette soit acquittée, car ce qui ne se venge pas ne se règle pas. »

Quand l’activité employée à détruire des ennemis dure depuis longtemps, cette destruction devient une source de plaisir ; quand le