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HERBERT SPENCER. — la société militaire

Parmi les sociétés modernes, l’exemple de la Russie suffira. On y voit encore, à la suite de guerres qui effectuent des conquêtes et des consolidations, la transformation du général victorieux en un souverain absolu, qui, s’il n’a pas le caractère divin grâce à une origine divine, acquiert néanmoins quelque chose comme un prestige divin. « Tous les hommes sont égaux devant Dieu, et le dieu des Russes est l’empereur, dit Custine le chef suprême s’élève si haut au-dessus de la terre, qu’il ne voit pas de différence entre le serf et son seigneur. Les guerres de Pierre le Grand, d’après les plaintes proférées par les nobles, les arrachèrent à leurs maisons, « non pas comme auparavant pour une simple campagne, mais pour de longues années. » Ils devinrent « serviteurs de l’État, sans privilèges, sans dignité, soumis aux châtiments corporels, et chargés de leurs devoirs auxquels il n’y avait pas moyen d’échapper. Tout noble qui refusait de servir l’État dans l’armée, la flotte ou l’administration civile, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, n’était pas seulement privé de ses biens comme jadis, mais on le déclarait traître, et il était exposé à perdre la tête. » D’après Wallace, « sous Pierre le Grand, tous les emplois, civils et militaires, étaient divisés en quatorze classes ou rangs » et « les occupations de chacune étaient détaillées avec une précision microscopique. Après sa mort, l’œuvre fut poussée dans le même esprit, et c’est sous le règne de Nicolas que le système atteignit son apogée. » Selon Custine, « le tchinn (c’est le nom de l’organisation) est une nation enrégimentée ; c’est le système militaire appliqué à toutes les classes de la société, même à celles qui ne vont jamais à la guerre. » Avec cette enrégimentation universelle marche une discipline de régiment. Des règlements dictent à chaque citoyen sa conduite comme aux soldats. Sous le règne de Pierre et de ses successeurs, il fut fait des règlements touchant la vie domestique ; on fut forcé de changer de costume les prêtres durent couper leur barbe ; on ne put mettre aux chevaux que des harnais faits d’après un certain modèle. Les occupations furent contrôlées à ce point « qu’aucun boyard ne put entrer dans une profession libérale, ni la quitter quand il y était entré, ni se retirer de la vie publique pour rentrer dans la vie privée, ni disposer de sa propriété, ni voyager en pays étranger, le tout sans la permission du czar. » Ce gouvernement omniprésent trouve une expression exacte dans des vers qui firent envoyer leur auteur en Sibérie

« Tout se fait par ukase ici
C’est par ukase que l’on voyage,
C’est par ukase que l’on rit. »