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traits fondamentaux à ceux que nous avons observés jusqu’ici, Je veux parler de Sparte. La guerre ne produisit pas à Sparte un chef despotique unique. Ce fut en partie pour des causes qui, nous l’avons vu, favorisent le développement de gouvernements politiques composés ; mais ce fut surtout à cause de l’accident de la double royauté lacédémonienne. L’existence de deux chefs issus des dieux s’opposa à la concentration du pouvoir. Mais, si cette cause eut pour effet de donner à Sparte un gouvernement imparfaitement centralisé, la relation qui unissait ce gouvernement aux membres de la société ressemblait essentiellement à celle des gouvernements militaires en général. Les ilotes, malgré leur état de serfs ou d’esclaves dans les villes, et les périèques, malgré leur assujettissement politique, étaient tous, comme les Spartiates tenus au service militaire : la fonction du travail manuel, qui était celle des premiers, et la fonction du commerce, autant qu’elle existât, qui était celle des seconds, étaient subordonnées à la fonction militaire, qui était l’affaire exclusive des troisièmes. Ces divisions civiles reparaissaient dans les divisions militaires : « à la bataille de Platées, chaque hoplite spartiate avait sept ilotes pour le servir, et chaque hoplite périèque un ilote. » Si nous rappelons que la discipline militaire de chaque jour, les repas militaires obligatoires, et les contributions fixes d’aliments subordonnaient la vie individuelle du spartiate aux exigences de l’intérêt public, depuis l’âge de sept ans, c’est seulement pour montrer la rigueur des entraves qu’à Sparte, comme ailleurs, le type militaire impose. On retrouvait ces mêmes entraves dans les règlements qui prescrivaient l’âge du mariage, qui défendaient la vie domestique, qui prohibaient toute industrie ou toute occupation lucrative, qui interdisaient de sortir du pays sans permission, et qui faisaient peser une censure légale sur les jours et les nuits du Lacédémonien. À Sparte, la théorie grecque sur la société trouvait son application complète : à savoir que « le citoyen appartient non à lui-même ni à sa famille, mais à sa cité, » En sorte que si dans ce cas exceptionnel le militarisme thronique rencontra un obstacle qui l’empêcha de produire un chef suprême, propriétaire du citoyen dans sa personne et ses biens, il ne laissa pas de produire une relation essentiellement identique entre la société dans son ensemble et ses unités. La société, exerçant son pouvoir par l’organe d’un chef composé au lieu d’un chef simple, asservissait absolument l’individu. Si la vie et le travail des ilotes étaient exclusivement destinés à entretenir ceux qui entraient dans l’organisation militaire, la vie et le travail de ceux-ci étaient exclusivement voués au service de l’État : ils étaient esclaves d’une autre manière.