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attribue un caractère d’incertitude et d’indétermination essentielle à tout ce qui se passe dans le noumène, ainsi qu’aux relations objectives du noumène avec le phénomène. Dites, si vous voulez : — Le fond des choses, qui nous échappe, est peut-être moral, malgré toutes les apparences contraires, ou du moins il n’est peut-être pas absolument incompatible avec la réalisation d’un monde moral, d’un monde meilleur et plus heureux que le monde actuel : nous pouvons donc à nos risques et périls essayer la réalisation progressive de ce monde. — Mais ne dites pas : — Le devoir existe certainement, il, est même la seule chose certaine, il est un impératif catégorique et absolu, apodictiquement certain, un « axiome » qui a la vertu de communiquer sa certitude à tout un paradis supra-sensible dont l’intelligence ne peut saisir ni la nature ni l’existence.

Concluons que le scepticisme de Kant n’a pas été assez profond ni assez complet, par cela même assez fécond pour la morale. Nous avons vu sa Critique de la raison pratique, qui semblait d’abord devoir être aussi audacieuse que celle de la raison pure, s’arrêter à moitié chemin sans oser porter la main au tabernacle de la loi, Kant s’est contenté d’une analyse abstraite de la moralité, non d’une critique psychologique, physiologique, historique et métaphysique. Il ne s’est pas demandé si une morale entièrement problématique et hypothétique, sans impératif catégorique, ne serait pas la seule morale vraiment « autonome » et « immanente ». Logiquement amené par ses principes à reconnaître qu’aucun devoir n’est absolu dans ce monde de phénomènes, il veut cependant encore que le devoir soit absolu, et il en place pour cela l’objet parmi les mystères des noumènes ; obligé de reconnaître partout des postulats en morale, il ne veut pas que la loi morale elle-même soit un postulat et une hypothèse métaphysique, c’est-à-dire une hypothèse en action sur ce que l’idéal doit être et sur ce que la réalité peut être. Son criticisme demeure incomplet et comme inachevé. De là en définitive, dans la doctrine kantienne, une secrète contradiction entre l’ordre spéculatif et l’ordre pratique, qui aboutit à la division de la philosophie avec elle-même. Le moyen de rétablir l’harmonie entre la métaphysique et la morale reste encore à trouver. Kant et ses disciples ont fourni pour cette œuvre ardue, opus magnum, les matériaux les plus précieux et les plus dignes de subsister ; mais ces matériaux de l’idéalisme auraient besoin, semble-t-il, comme ceux du naturalisme, d’être disposés sur un plan nouveau et avec un but différent, pour que la morale redevint ce qu’elle doit être : l’harmonie de l’action et du sentiment avec la pensée, par cela même avec la nature.

Alfred Fouillée.