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l’indétermination où reste spéculativement le monde intelligible, c’est un mysticisme nouveau ; car, malgré les dénégations de Kant, on ne peut appeler d’un autre nom une doctrine ayant pour principe essentiel l’affirmation du mystère jointe à la prétention de le pénétrer par la moralité. Seulement Kant, au lieu de recourir à la sensibilité pour saisir le mystère dans sa matière à l’exemple des religions positives, fait appel à la raison pour le connaître dans sa forme « apodictiquement certaine » ; — comme si l’on pouvait mieux connaître la forme que le fond de ce qui est par définition inconnaissable ! Ce système est donc un mysticisme formaliste, une religion formaliste.

4o Ce formalisme même constitue le quatrième défaut de la morale kantienne. Certes, on peut admettre avec Kant que le fond absolu des choses, s’il y en a un, nous est inconnu ; mais, au lieu d’en conclure qu’il faut laisser de côté ce qui est en dehors de nos facultés, qu’il faut faire appel à l’expérience pour remplacer une science absolue qui nous échappe, puis présenter nos idées sur l’univers et sur l’homme comme une conjecture, enfin déduire la morale des faits positifs et des conjectures les plus probables, Kant persiste à faire du devoir un impératif catégorique, un ordre absolu, une loi despotique émanée d’un Sinaï intelligible. Par là, au lieu de fonder la morale sur le connu, il entreprend de l’établir sur l’inconnu et l’inconnaissable : l’objet de la morale lui échappe. Ayant éliminé toute idée de fin objective, de bonheur, de perfection, de nature humaine, tout élément de psychologie où de cosmologie, il ne peut plus invoquer qu’une simple forme, la forme de « légalité à priori », le devoir pour le devoir, ou, en un seul mot qui revient au même, le devoir. Cette doctrine, nous l’avons vu, est logique et même la seule logique ; mais le formalisme pur n’en est pas moins une morale impossible à accepter, quand on ne veut pas obéir pour obéir, se prosterner pour se prosterner. De plus la forme pure finit par être identique à zéro, comme l’être pur de Hegel est identique au non-être.

5o Un autre défaut qui dérive des précédents, c’est l’absence de lien déterminable entre le monde intelligible et le monde sensible. Kant n’a pu répondre d’une manière satisfaisante à ces deux questions qu’il s’était posées relativement aux rapports des deux mondes : « Le devoir est-il possible et réel ? Le devoir est-il déterminable avec certitude ? » D’abord, il n’a pu faire sortir de l’état problématique la vraie condition de la possibilité et de la réalité du devoir, c’est-à-dire la liberté pratique, dont nous aurions besoin dans le monde réel pour y avoir des obligations réelles et une responsabilité réelle. Après nous avoir dit, on s’en souvient, « que toute adhésion de l’esprit, si elle ne manque pas entièrement de fondement ; doit être fondée